mercredi 9 janvier 2013

Abdelwahab Meddeb : "L’islamisme est une interprétation pauvre, bête et détestable de l’islam"


Entretien réalisé par Naceureddine Elafrite 


Depuis la révolution, Abdelwahab Meddeb est devenu très actif sur la Tunisie. Livre, articles, pétitions et forte implication au sein de la société civile. Lutte-t-il "contre" les islamistes ou "pour" la démocratie ? Pour lui, c’est la même chose. Il s’explique sur son engagement de plus de dix ans en faveur d’une lecture ouverte et moderne de l’islam, la seule à ses yeux qui pourrait permettre aux héritiers de cette civilisation de prétendre rattraper le retard accumulé dans l’arène internationale.
 

Le Courrier de l’Atlas : Quelle est votre opinion sur la situation actuelle en Tunisie ?
Abdelwahab Meddeb : J’ai passé dix ans de travail critique dont la cible a été l’islam politique, et je ne pensais pas qu’il pouvait occuper d’une manière aussi spectaculaire la scène en Tunisie.
En même temps, je me demande si ce n’est pas le retour du refoulé ; le couvercle qui étouffait cette tendance a sauté, une réalité cachée du pays apparaît. On découvre un pays qui porte en lui deux projets de société très différents, pour ainsi dire inconciliables. Cette dualité dépasse le politique, elle est sociologique et même anthropologique. D’une certaine manière, l’abcès est en train d’être crevé. Tous les constituants de la société entrent en scène, ils sont les protagonistes de la pièce qui se joue au contemporain mais dans la continuité d’une histoire ancienne. 
Nous devons rattacher la situation actuelle à la crise que vivent les musulmans depuis le 19ème siècle et qui reste irrésolue. Une crise déclenchée par le choc qu’a subi ce monde en constatant qu’il a été largué par l’avancée des autres, alors que, jusque-là, il maintenait intacte l’illusion de sa supériorité. On est encore dans le même débat mais cette fois-ci, ce débat a quitté le cercle de l’élite, il engage une société entière.
La question centrale demeure philosophique : qu’est-ce qui va nous réarticuler avec le train de la civilisation ? Le projet islamiste ne sera pas la solution. Il ne peut que constituer une entrave.

"Une idéologie de fermeture et d’exclusion"

Pourquoi ?
L’islam avait fondé une civilisation qui a été accueillante, qui a assimilé les traditions culturelles qui la précédaient. Elle est devenue à son tour inventive, avec elle la civilisation a connu une de ses mutations. Cette réussite est due à une société ouverte qui a su assimiler les apports étrangers et les améliorer.
Or aujourd’hui, l’idéologie islamiste prône la fermeture sur soi, l’exclusion de toute altérité. Ils croient avoir trouvé la solution en s’intégrant au système mondialisé par la finance, la technologie, la consommation, la puissance de l’argent. Par contre, pas un seul de ces pays ou communautés qui sont soumis à la norme islamique, ne participent à la créativité dans les domaines scientifique, littéraire, artistique ou des sciences humaines. La plupart des musulmans qui brillent dans la création et l’invention prospèrent en diaspora. Aucune des universités arabes n’appartient à l’élite académique mondiale.

"Pour se mesurer à la puissance occidentale, il faut assimiler sa méthode"

Le projet colonial ne les a pas laissés faire…
Si cela était vrai, qu’en est-il de l’Inde, de la Chine, du Japon, qui eux aussi ont été lésés par l’hégémonie occidentale ? Toutes ces nations sont devenues créatives dans les domaines à la fois de la culture et des sciences comme de l’économie. Je me souviens de la réflexion de l’écrivain bengali Tagore, lors d’une de ses visites au Japon dans les années 1920 : ce pays a compris que pour se mesurer à la puissance occidentale, il se doit d’assimiler sa méthode. La recette est là, patente. Mais elle échappe encore à notre espace et ce n’est pas l’islamisme qui nous l’apportera.

Pourquoi avoir consacré tant d’années à travailler sur l’islam ?
Pour moi, c’était la question centrale. Il y a encore une volonté de réintroduire dans notre contemporain, la prétendue consubstantialité du religieux, du politique et du juridique et c’est dangereux, ça risque d’être au détriment de l’autre tendance, qu’on pourrait appeler au sens anglo-saxon « libérale » telle qu’elle s’est exprimée à partir des années 1820, avec l’Egyptien Tahtawi ; elle s’est perpétuée sur plusieurs générations à travers Abduh, Afghani, Qâcim Amîn, ‘Ali ‘Abderraziq, Taha Hussayn, ‘Abbâs Mahmûd al-‘Aqqâd, Ahmed Amîn, Salama Mûssa et tant d’autres jusqu’à Naguib Mahfûz, et au-delà. De cette généalogie, nous nous réclamons pour lutter contre l’islamisme.

"La double culture est la meilleure façon de retourner le colonialisme contre lui-même"

Vous citez constamment des auteurs des deux cultures…
Cette dualité culturelle est un don de l’histoire. C’est un effet postcolonial. Elle ne m’appartient pas en propre et ne concerne pas seulement les originaires du Maghreb, du monde arabe ou de l’Islam. Elle est très active en Inde ou au Japon ou en Chine ou encore en Afrique. C’est la meilleure façon de retourner le colonialisme contre lui-même. J’estime avoir tiré le meilleur des deux cultures, c’est ce qui m’a prédisposé à être dans le siècle, dans le monde en tant qu’écrivain, poète et penseur.
Je refuse la mondialisation, qui sert les intérêts des financiers, mais j’ai décidé de me situer à l’horizon du monde. Je suis sorti hors des frontières, quelles qu’elles soient, de la communauté religieuse, de la communauté nationale, depuis longtemps, et comme projet de vie et de création et de pensée, je m’inscris dans l’horizon-monde.

On a l’impression que vous avez choisi d’être Français plutôt que Tunisien et que vous êtes redevenu Tunisien après la révolution.
Quand on se saisit de la meilleure part de la francité, on revivifie les pertinences de son arabité. Toutefois au plus profond de moi-même, je ne me trompe jamais quant à mon origine et je n’oublie pas d’où je viens, de Tunis et au-delà de Tunis, de la Tunisie, du Maghreb, du monde arabe, de la territorialité islamique.
Sachant d’où je viens, je me sens chez moi partout, j’ai envie de reprendre ici une parole attribuée à l’imam Ali : « Où que je mets les pieds est ma patrie ».
Mon origine première a été marquée par l’apprentissage de l’arabe, du coran avant l’âge de 5 ans, et comme on le sait depuis Freud, c’est un âge où l’on est déjà constitué ; mais cette première scène ne me lie pas à quelque pacte identitaire soumis à l’exclusivisme de l’origine.Je rêve d’un homme transfrontalier, néo-nomade, déterritorialisé, arrachant ses racines pour leur substituer des rhizomes, un homme qui soit dans la recherche, la découverte, l’inquiétude, un homme du soupçon non figé par des vérités définitives ; en même temps, cette recherche doit être profondément marquée par toutes les anciennetés, les traditions, la sienne propre et celle des autres, afin de perpétuer la quête, à la pointe de l’aventure annonciatrice de ce qui va venir.

La Tunisie rêvée pour vous, c’est quoi ? Un pays démocratique ou un pays non-islamiste ?
Une Tunisie non islamiste ne serait-elle jamais démocratique ? Je rêve d’une Tunisie non islamiste "et" démocratique. Certes les islamistes sont bel et bien là, mais leur présence n’implique pas que le pays devienne fatalement islamiste. Sur la scène démocratique, nous les combattons et nous gagnerons par les moyens de la démocratie. Mais ce sont eux qui risquent de mettre en péril la démocratie naissante qu’ils voudraient utiliser comme instrument pour s’emparer du pouvoir, de tout le pouvoir et imposer un ordre qui ne supporte pas la moindre contestation.

"Ben Ali : j’ai été l’intellectuel le plus éloigné du régime et je n’ai jamais pensé qu’on pouvait le réformer de l’intérieur"

On ne vous a pas beaucoup entendu du temps de Ben Ali…
Si l’on revient à l’engagement politique direct, oui, je n’ai pas mené une action politique contre Ben Ali, car je n’ai jamais été un militant politique en sens strict, hormis un bref épisode maoïste à mes vingt ans, à la fin des années 1960, j’ai participé au mouvement "Perspectives tunisiennes" dont les militants ont payé le tribut de la liberté, je pense à des amis proches, tels Ahmed Othmani et Noureddine Ben Khedr, tous deux disparus ; ils avaient, avec beaucoup d’autres, passé  dix ans et plus dans les geôles de Bourguiba.
Je me suis éloigné non seulement de l’arène politique mais du pays. J’ai fréquenté d’autres contrées arabes, le Maroc depuis 1977, j’ai vécu sept ans en Egypte, deux ans entre Syrie et Liban. J’ai été peut-être l’intellectuel le plus éloigné de ce régime, sans aucun lien d’aucune sorte alors que certains de nos amis ont essayé de le réformer de l’intérieur et ont échoué, pour admettre qu’il n’était pas réformable. Je pense à deux amis qui ont agi en ce sens, Mohamed Charfi et Hichem Gribaa, eux aussi disparus.
Cet éloignement m’a amené à être concentré sur la réflexion concernant les enjeux de civilisation, pour tracer les voies d’une sortie de crise.
Appartenant à la culture islamique, connaissant ses forces et ses faiblesses, j’ai écrit cinq livres pour orienter la pensée des musulmans vers l’ouverture, vers ce qu’il y a de plus pertinent dans cette civilisation. J’ai essayé de tirer avantage du passé pour proposer une entrée digne dans le monde moderne. Avec l’islamisme, on nous met face à un contre-sens historique qui nous reléguera de nouveau loin, très loin d’une avancée. Telle est la dérive que je dénonce et qui ne m’est pardonnée ni par les premiers concernés, les islamistes, ni par leurs alliés occidentaux qui m’attaquent à coup de citations tronquées ou sorties de leur contexte.

"Pour la première fois depuis l’indépendance, les femmes se sentent menacées"

Ne pas parler sous Ben Ali, c’est une forme de complicité… Or, depuis la révolution, vous prenez souvent la parole et c’est toujours contre les islamistes… Dans votre livre Contre-prêches, vous décriviez la société tunisienne sous Ben Ali, sous un jour rose, très agréable, printanier, l’ode d’un Tunis heureux.
Je ne m’attribue aucune complicité avec le régime de Ben Ali. Ma priorité était la dénonciation de la dérive islamiste et l’analyse de son inanité, de sa supercherie. Je voulais démontrer que l’islamisme n’est pas une fatalité, qu’il est même une interprétation pauvre, bête et détestable de l’islam, qu’il y a moyen de construire un autre islam intelligent et aimable à partir des matériaux de la tradition. Tel est le travail de déconstruction que j’ai conduit et qui ne m’est pardonné ni par les islamistes ni par leurs alliés, chercheurs ou agitateurs politiques.
Quant à votre deuxième assertion, vous êtes victime d’Alain Gresh qui a écrit un article haineux contre mon œuvre. Dans le cas précis que vous citez, il s’agit d’un chapitre en effet de Contre-prêches où je fais l’éloge non pas du régime de Ben Ali mais d’un Tunis qui, sous sa dictature, continue de donner place à la femme libre ; Tunis est la seule ville d’islam (avec Istanbul) où nous rencontrons des femmes souveraines, dévoilées, affranchies, sûres d’elles, en cohérence avec le féminisme et la théorie du genre.
Cet acquis bourguibien n’a pas été entamé sous Ben Ali. Alors que de nos jours, sous le règne des islamistes, pour la première fois dans la Tunisie indépendante, les femmes sont menacées par des projets de lois qui corrodent leur souveraineté ; la société civile mène une rude bataille pour maintenir l’égalité des sexes que les islamistes ont tenté de remplacer par leur complémentarité. L’agression que nous subissons  par ces projets de loi est corroborée par les attitudes  provocatrices des hommes contre les femmes dans la rue pour en arriver au viol par les propres forces de l’ordre du gouvernement dirigé par les islamistes.

"La Tunisie risque de sombrer dans le totalitarisme"

Mais vous n’aviez jamais pris la parole, alors que maintenant vous ne vous en privez pas.
Ceux qui constituent pour moi l’entrave absolue pour notre retour à la civilisation, ceux-là, les islamistes, dont j’ai déconstruit le système idéologique, sont au pouvoir. Et la dictature qu’ils mettraient en place serait pire que la précédente, on passerait du dernier avatar du despotisme (qui n’abolit pas la liberté des mœurs) au totalitarisme qui veut imposer à la société entière son ordre moral fondé sur la séparation des sexes et un droit pénal patriarcal et archaïque, prétendument divin. Regardez ce qui s’est passé en Iran.

"J’abhorre autant Sarkozy que Ben Ali qui ont en partage la vulgarité et l’ignorance comme le culte de l’argent et l’arrivisme"

Vous aviez des contacts avec le précédent régime… Vous avez fait partie de l’entourage de Sarkozy lorsqu’il a rendu visite à Benali…
Jamais, encore une information fausse, j’abhorre autant Sarkozy que Ben Ali qui ont en partage la vulgarité et l’ignorance comme le culte de l’argent et l’arrivisme. Je n’ai jamais rencontré ni l’un, ni l’autre.
Il est vrai cependant que j’ai fait partie de la délégation qui a accompagné Jean-Pierre Raffarin Premier ministre lors de sa visite officielle à Tunis, en 2005. Mon ami, Yves Aubin de La Messuzière, qui était ambassadeur de France à Tunis, avait proposé mon nom. J’avais adressé une lettre manuscrite à M. Raffarin dans laquelle j’acceptais son invitation à condition de mettre sur la table la question démocratique et des droits de l’homme. Ma présence en cette délégation n’est pas une faute, c’est une fierté d’avoir été en compagnie de personnalités éminentes du monde académique et de la recherche, comme les professeurs Jean-Paul Fitoussi, David Khayat, Elyes Jouini…

Et cet hommage qui vous a été rendu à l’ambassade de Tunisie à Paris ?
C’était quand j’avais obtenu le prix François Mauriac, pour mon livre La Maladie de l’Islam. Cette ambassade ne représentait pas un gouvernement, ni un régime, elle incarnait la nation et l’Etat. C’était en tant qu’écrivain membre de cette nation que j’avais été honoré.
L’assistance était composée d’intellectuels et de personnalités au-dessus de tout soupçon, je nomme parmi tant de présents, Roshdi Rashed, Jean Daniel, Jean Lacouture, Stéphane Hessel, Jean Bollack, Charles Malamoud, Gisèle Halimi… Personne n’était là pour honorer Ben Ali mais la liberté, le courage, l’esprit critique et le refus de la régression théocratique défendus et illustrés par le livre primé.
L’échec annoncé de cette idéologie mortifère que j’ai toujours combattue, et que j’ai toujours considérée comme le danger le plus menaçant et le plus grave (et malheureusement les évènements actuels me donnent raison) rend les ennemis plus virulents,  ils usent de la diffamation bien connue des  luttes  en politique ; les dictatures islamistes qui se préparent ou qui fonctionnent comme en Iran, utilisent les mêmes procédés que les communistes au temps de leur empire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire