vendredi 22 février 2013

La Tunisie, en danger de démocratie.


Hamadi Redissi

professeur de sciences politiques à Tunis

La mort du camarade Chokri Belaïd plonge la Tunisie dans le désarroi. Ses assassins organisent la grande peur, celle qui pousse le peuple à se taire,  les intellectuels à quitter le pays, les libéraux à quitter la scène  et les petites gens à se terrer. Même le plus d’un million de personnes ayant pris part aux obsèques ne semble pas les en dissuader comme on en juge par la liste des prochaines cibles à abattre circulant depuis quelques jours sur le Net, les journaux et dans les médias.  A qui le tour ?  La révolution tunisienne est en danger. En danger de démocratie.
En effet, quel paradoxe qu’une révolution soit menacée par le but même qu’elle s’est assignée : la démocratie ! Au départ, elle est double : une révolution sociale et une révolution démocratique. Menée par des jeunes, l’ersatz  d’une classe sociale selon Karl Mannheim dans Le problème des générations, elle réunit d’un bout à l’autre les secteurs les plus reculés de la société et les plus avancés.  Lutte sociale et demande démocratique vont former une synergie qui impose un agenda disons social-démocrate bien rendu par le mot d’ordre « Pain, Dignité et  Liberté ». Mais l’enthousiasme a été de courte durée. Mise au défi électoral, la Tunisie se livre aux islamistes lors des premières élections d’une constituante tenues le 23 octobre 2011. Une machine infernale à deux vitesses se met en branle : une hégémonie politique arrogante  préparant  à terme une islamisation de la société. Ce à quoi on assiste, ce n’est ni une révolution à l’iranienne ni une évolution à la turque mais un régime hybride, un autoritarisme politiquement compétitif en vue d’islamiser la démocratie. Tel est le grand danger. Dans une de ses sorties mémorables, Chokri Belaid a même parlé de la contre-révolution au pouvoir !
Des faits récurrents montrent la volonté hégémonique de la Nahdha, y compris au sein de la troïka (outre la Nahdha, le Congrès Pour la République de Marzouki et le Forum de Ben Jaafar).  Elle s’installe dans la durée en formant un  gouvernement pléthorique (prés de 100 membres ayant rang de ministres ou de secrétaires d’Etat). Elle mène une campagne systématique contre ce qu’elle appelle les « médias de la honte ». Elle nomme partout et à tous les échelons de responsables y compris dans les ministères sensibles (les ministères de l’intérieur et de la justice). Elle traine dans la rédaction de la constitution fixée au départ pour une année mais non encore discutée en séance plénière. Du coup, nombre d’étapes corollaires sont en instance : en l’absence d’une loi électorale les prochaines élections sont  l’objet d’un renvoi sine die d’octobre 2012 à  juin 2013 (selon le premier ministre) voire en 2014 (selon le ministre de l’Enseignement supérieur) ou 2015 (selon un député). Et pour gagner encore plus de temps et en faire perdre à la Tunisie, la Nahdha décide de dissoudre  une ISIE (Instance Supérieure Indépendante des Elections) ayant fait ses preuves pour  créer une nouvelle institution contrôlée par les vainqueurs. Autant dire, la « dictature électorale » est en passe de devenir une  dictature tout court : des milices organisées dans Les Ligues de la Protection de la Révolution légalisées après les élections par le ministre de l’intérieur islamiste sèment la terreur. Elles finissent par assassiner début octobre le représentant régional (Tataouine) du principal parti d’opposition Nidaa Tounes. Et pour verrouiller le système, la troïka propose d’interdire aux responsables politiques durant  le règne de Ben Ali de participer à la vie politique pour dix ans.    
Entre temps une seconde dictature est en marche.  Enhardies par la victoire d’Ennahdha, des hordes salafistes paradent régulièrement dans les rues, agressent physiquement les plus vulnérables, les artistes, les intellectuels, les journalistes et les femmes. Rien qu’à l’Université, 35 incidents sont répertoriés en 2012. Récemment, elles se mettent à pallier à la défaillance de l’Etat en faisant la police dans les quartiers. L’espace public s’islamise. Quatre partis salafistes hostiles à une démocratie « impie » sont légalisés. Des associations religieuses prolifèrent (près de 300), y compris une association de la promotion de la vertu sur le modèle saoudien dirigée par Adel Almi, un ancien marchand de légumes.  La Tunisie accueille des prêcheurs étrangers. Ils font « la visite guidée » des mosquées. Ils  disent ce que la Nahada n’ose pas dire publiquement, la haine des femmes, des juifs et des laïcs.  En Tunisie révolutionnaire, des  jihadistes se proclamant ouvertement  d’al-Qaida, officient librement, accordent des interviews et tiennent des meetings. Au 15 septembre, encadrés par la police nationale,  des islamistes de tous bords attaquent l’ambassade des Etats Unis en protestation contre le film L’innocence des musulmans. Des communautés de vie salafistes se forment à la lisière du droit, dans des quartiers populaires et certaines régions. Les mœurs s’orientalisent à travers un nouveau « monde de la vie » : le niqab, les mariages groupés organisés par la Nahdha, les mariages extra-légaux salafistes, les jardins d’enfants religieux… La Tunisie se « wahhabise » comme en témoignent les destructions de 40 mausolées soufis dans l’indifférence généralisée, le dernier en date celui de Sidi Bou Saïd. Dans ces conditions, l’assassinat de Belaïd est  dans la logique des choses. Il cible le plus farouche des résistants. En danger, la révolution est prise en otage par  des politiciens amateurs, de mauvais experts d’idéologues velléitaires. Leur domination semble toucher à sa fin.

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