samedi 8 juin 2013

Je veux siroter mon raki sur le Bosphore, monsieur Erdogan !

Nedim Gürsel


Monsieur le premier ministre, c'est la deuxième fois que je vous adresse une lettre ouverte. Dans ma première lettre, à laquelle vous n'avez pas répondu, j'évoquais non pas le procès intenté à mon roman Les Filles d'Allah, accusé de blasphème, car la justice doit être indépendante dans une démocratie, mais le rapport que la direction des affaires religieuses, qui dépend de vous, avait rédigé pour me faire condamner à une peine de prison. 
J'ai été acquitté au bout d'un an de procédure judiciaire mais le compositeur Fazil Say et l'écrivain Sevan Nisanyan ont été récemment condamnés pour le même motif, alors que le délit de blasphème n'existe pas en principe dans un Etat laïque. 

Aujourd'hui, je m'adresse à vous pour prendre part, à ma manière, à ce grand mouvement de contestation contre la dérive autoritaire de votre gouvernement.
Monsieur le premier ministre, vous avez tort de considérer que ce mouvement, qui marque à mon sens le déclin de votre pouvoir, est le fait de "quelques casseurs et de pillards", comme vous venez de déclarer. Il s'agit d'une réaction légitime à votre politique répressive qui veut nous imposer un mode de vie conservateur et musulman. La jeunesse, tout comme la société civile, qui manifestent non seulement à Istanbul mais dans une cinquantaine de villes de Turquie, n'ont pas besoin de vous pour savoir ce qu'elles doivent manger et boire. Vous ne pouvez pas me dire, comme vous venez de le faire, d'aller boire mon verre de raki en cachette chez moi comme si je devais en avoir honte. Je veux siroter mon verre de raki au bord du Bosphore, monsieur le premier ministre, où se trouve notre maison de famille et si possible au coucher du soleil. Car j'aime ma ville dont j'ai souvent parlé dans mes romans. Vous n'avez pas le droit de me priver de ce plaisir, même si vous avez été élu avec cinquante pour cent des voix.

Vous ne pouvez pas non plus construire à la place Taksim, un des symboles de la République, une caserne ottomane, même transformée en centre commercial. Car Istanbul, voyez-vous, n'est pas Dubaï et sa population veut que les sites historiques et l'environnement soient protégés.

Monsieur le premier ministre, quand les négociations d'adhésion de notre pays à L'Union européenne ont commencé en octobre 2005, vous avez déclaré que c'était "le projet du siècle" pour atteindre, comme l'avait prévu Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de notre République, "le niveau de civilisation contemporaine"
Aujourd'hui, vous semblez avoir tourné la page européenne. Car les valeurs de la démocratie européenne n'ont jamais été un objectif pour vous mais un moyen pour contrecarrer le poids de l'armée sur la scène politique. Je dois reconnaître que sur ce point vous avez réussi et je vous félicite. Quant à votre bilan sur le plan économique, je n'ai aucune compétence pour le juger. Mais pour le reste c'est un échec total, notamment dans les domaines de la liberté d'expression et de la laïcité qui sont la condition sine qua non d'une vraie démocratie.

Monsieur le premier ministre, vous gouvernez notre pays depuis plus de dix ans. Le moment est venu de remettre en cause votre arrogance, votre autosuffisance et surtout votre politique autoritaire qui commencent à bien faire. Vous semblez confondre "le populisme plébiscitaire" avec la démocratie qui permet à la minorité de critiquer le pouvoir et de préserver ses droits fondamentaux. Il est temps que vous preniez un peu de repos car après votre opération vous manifestez quelques signes de fatigue. 
Même si vous ne dégagez pas, comme je le souhaite, essayez au moins de "dégazer" la jeunesse de notre pays que vous vouliez, selon vos propres termes, "obéissante et conservatrice". Je constate aujourd'hui que ce n'est pas le cas et je m'en réjouis. 


Vous aviez déclaré aussi, à propos des boissons alcoolisées qu'il valait mieux manger du raisin que de boire du vin en ignorant que vous teniez ce langage arrogant dans le pays de Dionysos. Vous avez aussi traité ceux qui boivent du vin, ne serait-ce qu'un verre, d'alcooliques. Eh bien j'irai boire un verre de vin à votre santé dans le pays des bordeaux et des bourgognes.

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