jeudi 24 octobre 2013

Le « capitalisme extrême » des Frères musulmans

Aux affaires en Egypte, les Frères musulmans ne peuvent plus se contenter du slogan « L’islam est la solution ». Car leur politique libérale risque de susciter de fortes oppositions.
M. Khairat Al-Shater est le numéro deux des Frères musulmans, et le représentant de son aile la plus conservatrice. Quant au richissime Hassan Malek, après avoir débuté dans les affaires en partenariat avec M. Al-Shater, il dirige aujourd’hui avec son fils un réseau d’entreprises dans le textile, l’ameublement et le commerce employant plus de quatre cents personnes. Ces deux hommes incarnent bien le credo économique des Frères musulmans en faveur de la libre entreprise, qui se conforme davantage à la doctrine néolibérale que la forme de capitalisme développée sous la présidence de M. Hosni Moubarak.
Le portrait de M. Malek dressé par Bloomberg Businessweek aurait pu s’intituler « L’éthique frériste et l’esprit du capitalisme », tant il semble paraphraser l’ouvrage classique du sociologue Max Weber. Les Malek, explique le magazine, « font partie d’une génération de conservateurs religieux ascendante dans le monde musulman, dont la dévotion stimule la détermination à réussir dans les affaires et la politique. Comme le dit Malek : “Je n’ai rien d’autre dans ma vie que le travail et la famille.” Ces islamistes posent un formidable défi à la gouvernance laïque dans des pays comme l’Egypte, non seulement à cause de leur conservatisme, mais aussi en raison de leur éthique de travail, de leur détermination et de leur abstention apparente du péché de paresse. (…) “Le fonds de la vision économique de la confrérie, s’il fallait la définir d’une façon classique, est un capitalisme extrême”, dit Sameh Elbarqy, ancien membre de la confrérie (1) ».
Ce « capitalisme extrême » se manifeste dans le choix des experts en économie participant à l’assemblée chargée de rédiger le projet de Constitution égyptienne, largement dominée par les Frères musulmans et les salafistes, et boycottée par l’opposition libérale et de gauche.« M. Tareq Al-Dessouki est un homme d’affaires, député du parti Nour[salafiste]. Il dirige la commission économique du nouveau Parlement et a pour mission de résoudre les conflits éventuels avec les investisseurs saoudiens en Egypte. M. Hussein Hamed Hassan, 80 ans, est un expert en finance islamique qui a occupé des postes exécutifs à la Banque internationale islamique, à la Banque islamique de Dubaï, à la Banque nationale islamique d’Al-Sharja et à l’Union internationale des banques islamiques. M. Maabed Ali Al-Garhi préside l’Association internationale pour la science économique islamique. [Il occupe également de hautes fonctions à la Banque islamique des Emirats et à la Bourse de Dubaï.]M. Ibrahim Al-Arabi, homme d’affaires proche des Frères musulmans, est membre de la chambre de commerce du Caire. M. Hussein Al-Qazzaz, qui dirige une entreprise de conseil destinée aux milieux d’affaires, est un ami du candidat à la présidence Khairat Al-Shater (2).En revanche, l’Assemblée constituante de cent membres, proposée par la confrérie, ne comprend que trois représentants des ouvriers (3). »
L’ex-Frère musulman interrogé par Bloomberg Businessweek a posé la bonne question : le doute ne porte pas sur l’adhésion de la confrérie au capitalisme de l’ère Moubarak, mais sur sa capacité à rompre avec ses pires travers. « Ce qui reste à voir, c’est si le capitalisme de compères[crony capitalism] qui a caractérisé le régime Moubarak va changer avec des dirigeants favorables à l’économie de marché comme Malek et Al-Shater à la barre. Bien que la confrérie ait traditionnellement œuvré pour soulager les pauvres, “les travailleurs et les paysans vont souffrir à cause de cette nouvelle classe d’hommes d’affaires”, dit M. Elbarqy. “Un des grands problèmes avec la confrérie à présent — qu’ils ont en commun avec l’ancien parti politique de Moubarak —, c’est le mariage du pouvoir avec le capital” (4). »
Le principal obstacle à la collaboration de la confrérie avec le capitalisme égyptien, la répression qu’elle subissait sous M. Moubarak, est maintenant levé. Les Frères musulmans s’efforcent de prendre exemple sur l’expérience turque en créant une association d’hommes d’affaires s’adressant en particulier aux petites et moyennes entreprises, l’Egyptian Business Development Association (EBDA) (5). A l’instar du Parti de la justice et du développement (AKP) et du gouvernement de M. Recep Tayyip Erdogan, la confrérie et M. Mohamed Morsi estiment toutefois représenter les intérêts du capitalisme égyptien dans toutes ses composantes, sans exclure la plupart des collaborateurs de l’ancien régime qui, par la force des choses, en constituent une partie importante, surtout au sommet.
Ainsi, une délégation de quatre-vingts hommes d’affaires a accompagné M. Morsi en Chine en août 2012. Le nouveau président souhaitant, à la manière des chefs d’Etat occidentaux, jouer les commis voyageurs du capitalisme national, plusieurs chefs d’entreprise liés à l’ancien régime furent invités à faire partie du voyage. Parmi eux, M. Mohamed Farid Khamis, patron d’Oriental Weavers, qui se vante d’être le plus grand fabricant du monde de tapis et de moquettes tissés à la machine. M. Khamis appartenait au bureau politique du Parti national démocratique (PND), l’ex-parti au pouvoir du temps de M. Moubarak, et était alors parlementaire. Un autre membre du bureau politique du PND, réputé proche de M. Gamal Moubarak, le fils de l’ancien président, participa également à la délégation : M. Sherif Al-Gabaly, membre du conseil d’administration de la Fédération égyptienne des industries et patron de Polyserve, un groupe spécialisé dans les engrais chimiques (6).
Comme M. Erdogan, M. Morsi se situe à la confluence des diverses fractions du capitalisme de son pays et dans la continuité de sa trajectoire globale. La principale différence entre les Frères musulmans et l’AKP — et donc entre MM. Morsi et Erdogan — n’est pas tant le poids relatif de la petite bourgeoisie et des couches moyennes dans les deux organisations que la nature du régime dont elles représentent les intérêts : dans le cas turc, un capitalisme de pays « émergent » à dominante industrielle et exportatrice ; dans le cas égyptien, un Etat rentier et un capitalisme à dominante commerciale et spéculatrice, largement marqué par des décennies de népotisme.
Le voyage en Chine visait à promouvoir les exportations égyptiennes, afin de réduire un déficit commercial de 7 milliards de dollars dans les échanges bilatéraux. Il avait également pour but de convaincre les dirigeants chinois d’investir en Egypte — sans grand succès. La continuité entre MM. Moubarak et Morsi s’est toutefois manifestée par le maintien de la dépendance égyptienne envers les capitaux des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) — à la différence près que le Qatar a pris la place du royaume saoudien en tant que principal bailleur de fonds du nouveau régime, ce qui est conforme aux rapports entre les Frères musulmans et l’émirat (7). Le Qatar a accordé un prêt de 2 milliards de dollars au Caire et s’est engagé à investir 18 milliards de dollars sur cinq ans dans des projets pétrochimiques, industriels, touristiques ou fonciers, ainsi que dans le rachat de banques égyptiennes. Par ailleurs, le gouvernement de M. Morsi a sollicité un prêt de 4,8 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international (FMI), en indiquant qu’il était disposé à se conformer à ses conditions, austérité budgétaire comprise.

Mise en cause des libertés syndicales

On trouve un avant-goût de ces exigences dans la note sur la région préparée par le FMI pour le sommet des pays du G8 de mai 2011 : « Près de sept cent mille personnes entrent sur le marché du travail égyptien tous les ans. Les absorber et réduire le nombre de celles qui sont actuellement au chômage exigera une économie plus dynamique. Cela requiert des mesures courageuses, dont plusieurs devront être mises en œuvre par le gouvernement issu des élections générales qui interviendront cette année. Les principales réformes comprennent le renforcement de la concurrence afin que les marchés deviennent plus ouverts aux investisseurs locaux et étrangers ; la création d’un environnement économique qui attire et retienne l’investissement privé et soutienne les petites entreprises ; la réforme du marché du travail ; et la réduction du déficit budgétaire, y compris en diminuant le gaspillage provenant des subventions. (…) L’appel au financement extérieur, y compris auprès du secteur privé, restera souhaitable quelques années de plus (8). »
Mais ces nouveaux emprunts aggraveront le poids de l’endettement, avec un service de la dette qui représente déjà le quart des dépenses budgétaires de l’Etat, lesquelles sont supérieures de 35 % aux recettes. Accroître l’endettement en se maintenant dans une logique néolibérale signifie donc que l’Etat devra réduire les salaires de la fonction publique, les subventions aux plus démunis et les retraites. En septembre 2012, M. Morsi a d’ailleurs promis à une délégation d’hommes d’affaires américains qu’il ne reculerait pas devant des réformes structurelles draconiennes afin de redresser l’économie (9). Ces orientations laissent entrevoir une prochaine répression des luttes sociales et ouvrières. La volonté du nouveau gouvernement de remettre en cause les libertés syndicales conquises à la faveur du soulèvement et la multiplication des licenciements de syndicalistes vont dans ce sens.
M. Morsi, son gouvernement et les Frères musulmans conduisent l’Egypte vers une catastrophe économique et sociale. Les recettes néolibérales ont déjà démontré leur incapacité à extraire le pays du cercle vicieux du sous-développement et de la dépendance. Elles l’y ont au contraire enfoncé davantage. L’instabilité politique et sociale créée par le soulèvement ne peut que contrarier la perspective d’une croissance tirée par les investissements privés. Et il faut avoir la foi du charbonnier pour croire que le Qatar suppléera à l’indigence des investissements publics.
Du temps de M. Moubarak, il restait aux pauvres le recours à la charité combinée avec l’« opium du peuple » — « L’islam est la solution », promettaient les Frères musulmans depuis des décennies, dissimulant derrière ce slogan creux leur incapacité à formuler un programme économique fondamentalement différent de celui du pouvoir en place.
L’heure de vérité a sonné. Comme l’a souligné le chercheur Khaled Hroub, « dans la période qui vient, le slogan “L’islam est la solution” et le discours au nom de la religion seront confrontés à une expérimentation publique dans le laboratoire de la conscience populaire. Celle-ci durera peut-être longtemps, et pourra consumer la vie de toute une génération ; mais il semble inévitable que les peuples arabes traversent cette période historique afin que leur conscience évolue progressivement de l’obsession de l’identité à la conscience de la réalité politique, sociale et économique. Afin que la conscience des peuples et l’opinion publique passent de l’utopie qui consiste à fonder des espérances sur des slogans rêveurs à la confrontation avec la réalité et à l’évaluation des partis et des mouvements en fonction des programmes réels qu’ils présentent (10) ».
Les trafiquants de l’« opium du peuple » sont parvenus au pouvoir. La vertu soporifique de leurs promesses s’en trouve forcément diminuée. Il y a plus d’un quart de siècle, un des meilleurs orientalistes français, Maxime Rodinson, avait bien formulé le problème : « L’intégrisme islamique est un mouvement temporaire, transitoire, mais il peut durer encore trente ans ou cinquante ans — je ne sais pas. Là où il n’est pas au pouvoir, il restera comme idéal tant qu’il y aura cette frustration de base, cette insatisfaction qui pousse les gens à s’engager à l’extrême. Il faut une longue expérience du cléricalisme afin de s’en dégoûter : en Europe, cela a pris pas mal de temps ! La période restera longtemps dominée par les intégristes musulmans. Si un régime intégriste islamique rencontrait des échecs très visibles, y compris dans le registre du nationalisme, et débouchait sur une tyrannie manifeste, cela pourrait amener beaucoup de gens à se tourner vers une solution de rechange qui dénonce ces tares. Mais il faudrait une solution crédible, enthousiasmante et mobilisatrice — et ce ne sera pas facile (11). »

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