jeudi 30 janvier 2014

La Constitution est une chose, son application en est une autre

Les journalistes occidentaux trop optimistes ...
Heureusement qu'il y a des spécialistes pour tempérer leur enthousiasme (suspect) !

R.B


Pierre Vermeren
Professeur à l'Université Paris 1 et spécialiste du Maghreb.
Que faut-il retenir de la Constitution tunisienne? 

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On a souvent comparé la révolution tunisienne à d'autres. Il n'existe pas de règle en Histoire, mais, comme lors de la Révolution française, il a fallu à peu près trois ans pour aboutir au vote d'une Constitution. Ce processus, qui a été beaucoup critiqué, est parvenu à son terme: le texte constitutionnel a été signé, adopté puis célébré dans la joie par la classe politique tout entière. C'est d'abord un grand événement historique.  
En deuxième lieu, ce texte est le fruit d'un compromis entre des forces politiques antagonistes, avec, d'un côté, un camp libéral et laïc qui s'est renforcé, et de l'autre, un camp islamiste qui n'envisageait pas la politique comme un espace de négociation. Ces rivaux ont été obligés de s'entendre, par crainte et refus de la guerre civile. La société tunisienne n'a pas voulu sombrer dans la violence, comme naguère en Algérie ou aujourd'hui en Syrie. Même les islamistes, qui, dans un premier temps, avaient tenté de terroriser le camp d'en face, ont fini par combattre de l'intérieur leurs éléments les plus violents. La fierté nationaliste l'a finalement emporté.  

Après le vote de la Constitution et l'installation du nouveau gouvernement, composé de technocrates, le processus de transition démocratique est-il achevé ? Enfin, cette Constitution va plus loin que celle, déjà progressiste, de Habib Bourguiba, en 1959. Elle contient, certes, des ambiguïtés, mais elle est la première, dans le monde arabe, à proclamer la liberté de conscience. De même que l'égalité homme-femme en matière de droits civiques. Elle instaure un régime bicéphale, donc équilibré, dans lequel les pouvoirs sont partagés entre le gouvernement et le président de la République. Si l'on ajoute l'indépendance de la justice et la liberté de la presse, la Tunisie dispose désormais des instruments pour édifier un Etat de droit. C'est sans précédent ! 

Certainement pas. La rédaction de la Constitution est une chose, son application en est une autre. Les islamistes et les laïcs vont continuer à s'affronter sur son interprétation. La Tunisie est un Etat civil, mais sa religion est l'islam. Il peut y avoir des jurisprudences très divergentes. Avec 146 articles, ce long texte comporte de nombreuses niches où des ambiguïtés peuvent se loger. Le conflit peut surgir à tout moment. 

La crise politique, ouverte après les assassinats des députés d'opposition Chokri Belaïd et Mohamed Brami, est-elle terminée? 

Pas encore. Certes, la Tunisie a désormais un gouvernement de technocrates, mais il risque d'être rapidement contesté par une population qui subit de plein fouet la crise économique, sociale et sécuritaire. Les convulsions vont se poursuivre et se succéder, car la situation politique n'est pas stabilisée. Les leaders de chaque camp sont âgés. Les islamistes sont, pour l'instant, tenus par la personnalité de Rached Ghannouchi, mais sa succession risque de poser des problèmes internes. Même s'il est discrédité, le président Moncef Marzouki, de son côté, n'a pas rendu les armes. Quant à la gauche, beaucoup de ses représentants préfèrent rester dans l'opposition. Les élections à venir permettront de faire émerger peu à peu une nouvelle élite politique.  

Le parti Ennahda a fait beaucoup de concessions et le Premier ministre, issu de ses rangs, a fini par démissionner. Les islamistes sont-ils pour autant affaiblis? 

Non. Car les islamistes raisonnent à long terme. Rappelons d'où ils viennent: leur accession au pouvoir, après les élections de 2011, était inespérée. A l'époque, ils sortaient tout juste des geôles de Ben Ali. Ce qui s'est passé en Egypte, où l'armée a repris le pouvoir par la force et jeté en prison des milliers de Frères musulmans, a fait peur aux leaders d'Ennahda, qui craignaient d'être renvoyés derrière les barreaux. 

Aujourd'hui, le plus important pour eux est de conserver un pied dans l'appareil d'Etat pour mener à bien leur projet de réislamisation de la société. La signature, par le Premier ministre, Ali Larayedh, du texte constitutionnel a permis de donner au parti une dimension historique à son action, malgré un bilan gouvernemental très contesté.  
Les islamistes restent le premier groupe politique au Parlement jusqu'aux nouvelles élections et, donc, des acteurs incontournables de la transition. Leur modération sur la fin de leur mandat porte ses fruits: Ennahda est repassé en tête des intentions de vote dans les sondages. Même s'ils arrivent en tête lors du prochain scrutin, ils n'auront pas la majorité absolue et seront obligés de composer. Cet équilibre des forces devrait sauver la Tunisie. 

Propos recueillis par ,
Pour l'express  

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