mercredi 15 janvier 2014

L'ombre de Bourguiba plane encore sur "les vieux turbans"

Sihem Bouzgarou Ben Ghachem
Enseignante universitaire
Parmi les contemporains de Bourguiba et parmi ceux qui ont vécu l'ère bourguibienne, nombreux sont ceux qui éprouvent pour lui une haine viscérale. Non moins nombreux sont ceux qui lui vouent une admiration sans borne.
Essayons de démêler les fils de l'écheveau inextricable caractéristiques de cette passion antinomique pour comprendre les causes de cette haine inexplicable et celles de cette idolâtrie non moins incompréhensible.
Pour les premiers, Bourguiba avait entrepris des réformes sociales radicales pour couper les Tunisiens de leur identité arabo-musulmane et pour poursuivre "l'œuvre destructrice des colonisateurs". Il aurait obéi à des instructions françaises en veillant à la promulgation du Code du Statut personnel contenant des lois favorables aux femmes, à leur bien-être, à leur émancipation.
Or quelles sont les réformes principales de ce code de la famille contestées par ceux que Bourguiba qualifiait de "vieux turbans"?

L'abolition de la polygamie
Il est communément admis par des exégètes éclairés que la polygamie avait été dictée par des circonstances bien particulières et concernait une frange spécifique de la société de l'époque. Les orphelines étant nombreuses, à ce moment-là, il fallait leur garantir des droits, les protégeant de leurs tuteurs. Étant donné que ces derniers s'appropriaient indûment  la fortune de leurs pupilles en les épousant. De fait, dans le verset 3 de la sourate Les Femmes, le Tout-Puissant déclare : 
" Si vous craignez, en épousant des orphelines, de manquer d'équité à leur égard, il vous est permis d'épouser, telles femmes, qui vous conviendront, au nombre de deux, trois ou quatre épouses (au maximum). Si vous craignez d'être injustes, n'en épousez qu'une seule ou une esclave en votre possession: vous n'en serez que plus proche de l'équité" (Traduction Sadok Mazigh). 
Par conséquent, dans ce verset, le Seigneur ordonna aux hommes d'épouser n'importe quelle autre femme, hormis les orphelines sous leur tutelle, tout en accompagnant ce précepte d'une restriction, une condition sine qua none, celle d'être juste avec les différentes épouses; et en reconnaissant une caractéristique humaine que de par sa nature l'homme ne peut pas être juste et ne peut, en aucun cas, garantir une équité parfaite, entre ses quatre compagnes. Ce qui de fait exclu la possibilité de contracter quatre unions différentes. Ne dit-Il pas en effet, dans le verset 129 de la même sourate: "Vous ne pourrez jamais traiter équitablement toutes vos épouses si vous êtes polygames, dussiez-vous en avoir le plus vif désir"?
En outre, les Arabes de l'époque pré-islamique étant fortement polygames, ils contractaient plus de dix unions, hormis les esclaves à leur service. Il fallait donc mettre le holà à cette pratique caractéristique de l'époque de l'Ignorance (al Jahilia), restreindre le nombre de femmes, procéder graduellement, et surtout ajouter une restriction contraignante.
De fait, la question qui s'impose: En inscrivant l'abolition de la polygamie dans le Code du Statut Personnel - comme d'aucuns le prétendent - Bourguiba avait-il contrevenu à une obligation coranique ? La réponse s'impose d'elle-même et est fournie par les deux versets cités supra.
Passons maintenant à la deuxième disposition de ce Code contestée par certains détracteurs de Bourguiba.
Le divorce
Dans le Code du Statut Personnel, la dissolution du mariage obéit à trois formes : La dissolution par consentement mutuel, pour faute, et le divorce caprice. Ces modes de dissolution du lien matrimonial sont ouverts aux deux époux sans discrimination, de façon totalement égalitaire.
Au moment de la promulgation du Code du Statut Personnel, ces dispositions furent décriées par les "vieux turbans" et certains d'entre eux prétendirent que Bourguiba avait octroyé aux femmes le droit de répudier leur époux. Polémique qui semble avoir de beaux jours devant elle, puisque d'aucuns allèguent que ce droit accordé par le code tunisien à la femme a consacré le démantèlement des liens familiaux et a octroyé à la Tunisie une position peu enviable dans le concert des nations musulmanes. Le nombre important de divorces classe la Tunisie à la tête des pays musulmans.
Cependant, ceux qui évoquent cette statistique pour décrier une loi, profondément ancrée dans l'esprit des Tunisiens, oublient ou feignent d'oublier que la plupart des pays musulmans n'accordent aucun droit aux femmes, encore moins celui de demander le divorce.
Par ailleurs, il s'agit là d'une position dont chacun devrait s'enorgueillir, puisque, somme toute, nous respectons une obligation religieuse qui reconnaît explicitement le divorce comme corollaire du mariage. Il se trouve en effet que, dans le Coran, une sourate entière, intitulée La Répudiation, est consacrée à ce phénomène social universel qui n'est pas l'apanage d'une société à l'exception d'une autre. L'être humain étant un réseau complexe de sentiments, de passions, de sensations, il est loin d'être suffisamment armé pour ne pas subir les aléas de la vie commune. En accordant à l'individu le droit de demander le divorce, en reconnaissant au couple le droit de dissoudre une union contractée au préalable, le Seigneur admet que deux conjoints peuvent ne plus s'entendre au point de vouloir se séparer.
D'ailleurs, les lois relatives à la dissolution du mariage sont dictées dans différentes autres sourates que celle susmentionnée. Dans La Vache, les versets 226, 227, 229, 231, 232, 237, ou encore Les Coalisés, verset 49, indiquent en effet les règles à observer et la conduite à tenir en cas de séparation des deux partenaires.
Les dispositions du CSP à ce propos s'inspirent d'ailleurs largement de ces sourates.


Peut-on, dans ce cas, accuser Bourguiba d'apostasie, tout en sachant que les lois dont il a ordonné la promulgation dans le CSP se réfèrent largement à une lecture tolérante, rationnelle et moderne, commune à plusieurs autres réformateurs musulmans, tels Jaleleddine Al Afghani, Tahar El Hadded, Ahmed Amine ?

Contrairement à certains exégètes, qui dénient à la femme le droit de demander la dissolution du mariage, en invoquant un hadith tristement célèbre: "Dieu autorise le divorce, tout en exprimant une nette réprobation." (أَبْغَضُ الحَلاَلِ عِنْدَ اللَّه الطَّلاق). Ce hadith, que certains attribuent à Omar Ibnou Al Khattab, deuxième calife de l'islam, n'est-il pas subjectif ? Ne contient-il pas un jugement de valeur individuel, personnel ? Comment un homme, somme toute créature de Dieu, peut-il interférer dans le for intérieur du Tout-Puissant, pour en conclure qu'Il réprouve la séparation de deux époux qui ne s'entendent plus ?


Pour ma part, j'estime qu'il s'agit là d'une interprétation, d'un jugement humain, et comme tels, ils ne sont pas exempts de subjectivité et sont relatifs. Cette interprétation avait peut-être été édictée pour préserver, dans des circonstances bien déterminées et un contexte historique spécifique, les liens familiaux et dissuader ceux qui songent au divorce. Mais elle ne peut en aucun cas constituer une règle générale ordonnant l'interdiction pure et simple du divorce, mais autorisant la répudiation.


A suivre, la deuxième partie : L'ombre de Bourguiba, idolâtrie illimitée

1 commentaire:

  1. Bourguiba désignait de " vieux
    turbans ", les réactionnaires obscurantistes !
    Une chose est absolument certaine : les islamistes ont réussi de faire que le statut d'homme d'Etat de Bourguiba soit encore plus
    assuré qu'il ne l'était !

    J'ai toujours pensé que si la Tunisie s'en sortait c'est grâce aux
    acquis bourguibiens et je continue de le penser de plus en plus fort.

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