mercredi 5 février 2014

La Tunisie selon l’Occident : Tout sauf une démocratie d’essence musulmane

« Il est comme le sel : il n’est absent à aucun repas .»
Proverbe tunisien
Professeur à l'Ecole Polytechnique d'Alger.
Dans la discrétion la plus totale et c’est tant mieux, la Tunisie est en train de réussir sa mue. S’il n’y a pas d’interférence, la Constitution sera votée ouvrant la voie à un pluralisme politique. En Occident c’est la liesse: pas de Chari’a en Tunisie! Les choses ne sont pas si simples. En fait, l’Occident qui d’une façon compulsive s’en prend à tout ce qui est Islam  et confondant sciemment Islam et Islamisme , devrait s’interroger sur ce qui reste de la démocratie chez lui. La démocratie en Occident est en crise et d’ailleurs il faut se demander si elle a existé. Il faut parler de plus en plus de ploutocratie.
L’élite financière qui gouverne et les partis politiques étant à sa solde au même titre que la presse et les médias de masse. Les luttes syndicales sont à bout de souffle. Donc cette comédie-démocratique est en crise en Europe et l’Occident essaye de l’implanter dans les pays musulmans pour lui donner un nouveau souffle et pour voir émerger une nouvelle bourgeoisie aux ordres. Evacuée la démocratie, il reste le vrai écueil, il ne faut pas donner de visibilité à l’Islam dans les pays musulmans ne serait-ce qu’en termes de source d’inspiration. Ce qui explique la joie hystérique des médias qui ne tarissent pas d’éloges sur le printemps tunisien.
Pourtant, au même titre que la démocratie chrétienne, pourquoi pas un même cheminement pour une démocratie musulmane? La démocratie chrétienne est un courant de pensée politique et religieuse. Elle cherche à promouvoir, au sein d’une société démocratique et pluraliste, une politique conforme au message des Evangiles En Europe de l’Ouest, plus d’une douzaine de partis représentent cette tendance. C’est le cas en Allemagne de la CDU de Merkel dont le père était pasteur. En Belgique, le plus fameux chrétien-démocrate belge du moment est probablement Herman Van Rompuy, l’actuel président du Conseil européen. Il est vrai qu’il n’y a pas d’exemple probant de réussite, en Islam la démocratie islamique type AKP en Turquie a fait long feu, notamment  à cause de la lutte pour garder le pouvoir à tout prix, quitte à prendre des « libertés »  cherchant dans une lecture singulière du Coran le secours du divin pour légitimer un fonctionnement temporel déplorable.
Comment Ennahda a évité à la Tunisie l’aventure du piège égyptien
Dans une interview, publiée le 12 décembre 2013, le président du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi déclare : « Ennahdha a quitté le pouvoir par choix éthique » (…) Je ne vous dirai pas que nous avons réalisé de grands exploits durant ces deux années, mais nous devons garder présent à l’esprit le fait que le pays traverse une période de transition, après la révolution. Tenez, comparez notre situation à celles d’autres pays vivant une expérience similaire – la Libye, la Syrie, le Yémen, l’Egypte et d’autres pays du Printemps arabe. Il est évident que le sort de la Tunisie est nettement meilleur. Notre pays est la dernière bougie du Printemps arabe qui reste allumée malgré tous ces vents qui s’acharnent contre elle. Si vous lisez bien la Constitution – qui est presque prête à présent – vous constateriez qu’elle consacre toutes les valeurs de la Révolution, telles que la liberté d’association, la liberté d’expression et l’égalité pour les femmes. » (1)
«(…) Je crois que la démocratie réussira en Tunisie. Je crois également qu’elle réussira dans les autres pays du Printemps arabe. En notre temps, en cette époque de la libre circulation de l’information, je pense qu’il n’y a plus de place pour les dictatures. Certaines personnes de l’opposition avaient souhaité que ce qui est arrivé en Egypte puisse avoir lieu en Tunisie.. Nous avons exporté la révolution – le Printemps arabe – en Egypte, mais nous ne souhaitons pas importer d’Egypte le coup d’Etat. Nous souhaitons qu’avec la réussite de la transition démocratique en Tunisie nous pourrons exporter en Egypte un modèle démocratique qui marche. (…)La Tunisie, sous la Constitution de 1959, est un Etat indépendant – avec l’Islam pour religion et l’arabe pour langue officielle. Ceci nous suffit. (…) Nous ne voulons pas d’une théocratie qui se placerait au-dessus du Parlement. Certaines personnes avaient exprimé le souhait d’inclure la chariâ dans la nouvelle Constitution, et nous avons rejeté cette idée.» (1)
Le sacerdoce de Ghannouchi
On peut observer que Rached Ghannouchi a fait les concessions nécessaires pour faire aboutir cette Constitution en gestation depuis trois ans. Quelle est sa conviction profonde? Dans une ancienne interview au journal français L’Express, Rached Ghannouchi livrait sa vision de la gestion de la cité dans un contexte islamique. Pour Ghannouchi, « l’idéal nassérien d’une nation arabe, forte, prenant modèle sur le monde occidental, s’était brisé. »
Monsieur Rached Ghannouchi fait le procès des élites qui ont vendu leurs âmes à l’Occident. Pourtant cet Occident honni lui a permis de faire prospérer ses idées qu’il vient vendre aux Tunisiens et Tunisiennes comme étant la solution aux problèmes de la Tunisie.  Il le dit d’ailleurs honnêtement en comparant la liberté qu’il avait de s’exprimer étant au Royaume Uni avec la chappe de plomb des pays musulmans. « Si j’ai le choix entre vivre dans un pays musulman sans liberté et un pays laïc où existe la liberté, je choisis le second ! Il est sans doute plus proche de l’islam que le prétendu Etat musulman…»
Interrogé sur sa vision de la modernité, il déclarait toujours dans cette interview à L’Express :       « Cela dépend de quelle modernité vous voulez parler ! Nous rejetons votre conception, qui consiste à séparer la religion et la vie de la société. Mais nous avons notre propre chemin vers une modernité qui ne cherche pas à imiter l’Occident. Et qui implique une totale liberté de pensée, une totale liberté du peuple de choisir ses gouvernants. Alors, évidemment, nous approuvons. (…) Ce qui est en question n’est pas tant le concept de démocratie qu’une réaction contre l’Occident, que nous refusons d’imiter. Nous nous opposons à des gouvernements qui se réclament de la démocratie. Mais aucun penseur islamique ne prétend que l’autorité du gouvernement est l’incarnation de la volonté divine ! (…) Notre problème est que l’Etat n’est ni islamique ni laïc. Je peux vivre tranquillement dans des pays comme la Grande-Bretagne ou la France où la liberté confessionnelle est respectée. En Angleterre, il y a un parti islamique… Mais pas en Tunisie ! Pas en Egypte !»(2)(3)
Et l’Algérie dans tout çà ? 
Dans une contribution lucide et objective Samy Ghorbal nous explique en creux le rôle positif et désintéressé de l’Algérie dans l’aide au dialogue entre les leaders tunisiens. Pour lui, les destins de l’Algérie et de la Tunisie sont globalement liés : « Une déstabilisation de la Tunisie affectera nécessairement la sécurité intérieure d’une Algérie, aux prises, depuis de longues années, avec la subversion terroriste islamiste. (…) La solution de la crise tunisienne passera-t-elle par Alger ? (…) A Tunis, certains avaient même redouté que les puissants services de renseignement du pays voisin n’entreprennent des manœuvres de déstabilisation, pour faire échouer la transition démocratique et pour enrayer un possible « effet domino ». (…) L’Algérie choisira de faire le dos rond, et s’abstiendra de toute action hostile. En mars 2011, fraîchement nommé à la tête du second gouvernement de transition, Béji Caïd Essebsi part à Alger pour rassurer Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Ouyahia. Les fils du dialogue sont renoués. L’Algérie observera une parfaite neutralité pendant toute la durée du processus électoral tunisien. Personne n’a oublié la proximité entre les islamistes tunisiens et ceux du FIS. Mais le passé est le passé, et les relations entre Etats doivent s’élever au-dessus de ces contingences.» (4)
Samy Ghorbal nous parle de la maladresse de Moncef Marzouki : « En choisissant de se rendre à Tripoli pour sa première visite à l’étranger, le 2 janvier 2012, Moncef Marzouki a indisposé Alger. Il a aggravé son cas en déclarant, alors qu’il se trouvait à Tripoli, que les Algériens auraient pu éviter le bain de sang des années 1990 en respectant le résultat des urnes et en laissant les islamistes accéder au pouvoir. Ces propos suscitent un tollé à Alger. La presse se déchaîne, en soulignant l’amateurisme et l’ingratitude du locataire du palais de Carthage. Hamadi Jebali parvient péniblement à recoller les morceaux. Mais le mal est fait. Moncef Marzouki ne sera plus jamais en odeur de sainteté, et aucune de ses initiatives visant à relancer la construction du Maghreb ne trouvera d’écho positif du côté d’Alger.» (4)
Il est vrai que les Tunisiens ne le portent pas aussi dans leur coeur. Ils lui reprochent l’obsession de se mettre toujours en valeur en cherchant sa légitimité à l’étranger. L’Algérie qui connait ce type de dérive. se méfie en règle générale de ceux qui « en rajoutent ». Monsieur Marzouki se veut plus royaliste et affirme bruyamment sa proximité avec la France qui l’a hébergé pendant plus de dix ans, en allant présenter ses ouvrages alors que la Tunisie est dans une situation délicate. L’ivresse du pouvoir fait qu’il ne perd pas une occasion de se mettre en valeur. Dans un article publié sur Al Djazira sur Mandela, le 13 décembre, il s’encense, comme à son habitude ! Il se déclare, dans lesdites tribunes, fils spirituel de Nelson Mandela ! Rien que cela. Mieux encore, puisant dans les archives du palais il publie fin novembre « le Livre noir », il consacre 13 pages aux actes de militantisme du citoyen Moncef Marzouki. Ainsi, on peut lire à la page 285 de ce livre que « les archives de la Présidence démontrent que Moncef Marzouki est l’un des principaux militants à avoir fait face à la dictature !» En clair, il a seul la légitimité à parler au nom de la Tunisie. La réalité est tout autre. Il est exclu du dialogue.
«Les événements de l’été 2013, sont pour Samy Gherbal un tournant : « Avec l’assassinat du député Mohamed Brahmi et le massacre de huit militaires tunisiens, dans le djebel Chaâmbi, marquent un tournant dans la relation entre les deux pays. Très vite, l’Algérie prend la mesure de la crise et son armée vole au secours du gouvernement tunisien. 8000 hommes sont déployés pour sécuriser le flanc arrière de la frontière et prendre dans une nasse le groupe djihadiste responsable de la mort des soldats tunisiens. L’impact est immédiat. En quelques semaines, la situation sécuritaire, qui paraissait compromise, est rétablie.»(4)
Parallèlement, nous dit Samy Ghorbal, les ingrédients de la spectaculaire médiation du chef de l’Etat algérien se mettent en place. Le 25 août, Ghannouchi accorde une interview à la chaîne Nessma et rend un hommage appuyé au grand voisin (…) Le 10 septembre, Abdelaziz Bouteflika interrompt sa convalescence pour recevoir séparément – et « à leur demande » – les deux principaux protagonistes de la crise tunisienne, Ghannouchi et Caïd Essebsi. Moncef Marzouki, le président tunisien, est totalement court-circuité. (4)
Une ingérence plébiscitée ? L’Algérie rêvée des Tunisiens
Samy Ghorbal s’interroge :
«(…) Cette «ingérence fraternelle» n’est pas du goût de tout le monde. Des voix se sont élevées pour dénoncer des tentatives de « vassalisation » de la Tunisie. Un constat d’abord : le « droit de regard » concédé à l’actuel chef d’Etat algérien ressemble à s’y méprendre à celui que revendiquaient ses deux prédécesseurs, En novembre 1987, Zine El Abidine Ben Ali avait pris soin d’obtenir le feu vert d’Alger avant de déclencher son « coup d’Etat médical ». (…) Aujourd’hui, on ne peut être que gênés, du point de vue de l’orgueil national, de voir que les pourparlers qui engagent l’avenir de la transition démocratique sont parrainés, voire orchestrés par une puissance étrangère, fût-elle voisine et amie. (…)» (4)
Samy Ghorbal parle d’un avantage décisif de l’Algérie sur les grandes puissances qui ne peuvent agir que par le soft power – la diplomatie -.
L’Algérie a en plus : « la possibilité d’actionner le levier du hard power, c’est-à-dire la pression militaire.» On pourrait y ajouter aussi une aide désintéressée au gouvernement tunisien. L’Algérie occupe aujourd’hui tout l’espace politique et a mis tout son poids stratégique dans la balance, au risque de susciter une certaine exaspération. Il semblerait pourtant que ces efforts soient perçus très favorablement par l’opinion tunisienne. C’est en tout cas ce qu’il ressort du dernier sondage réalisé par Sigma Conseil, dont les résultats ont été publiés le 19 novembre. Les trois quarts des Tunisiens déclarent avoir une image positive de l’Algérie. Le pays recueille presque autant d’opinions favorables du côté des sympathisants d’Ennahda (75,4%) que du côté des sympathisants de Nidaa Tounes (80,1%). L’Algérie rassemble et réunit. La ferveur qui s’est emparée des réseaux sociaux tunisiens lors de la qualification d’El Khadhra (l’équipe algérienne) pour la Coupe du monde de football est un autre signe qui ne trompe pas.» (4)
« Les Algériens, conclut Samy Ghorbal, sont des diplomates rugueux mais chevronnés. On suppose qu’ils savent où ils mettent les pieds. Ils jouent leur crédibilité. L’image ombrageuse dégagée par l’Algérie sur la scène internationale, constitue un aspect qui rebute fréquemment ses partenaires européens et occidentaux. Mais c’est peut-être justement ce trait de caractère qui séduit aujourd’hui des Tunisiens en mal de prestige, d’autorité et de certitudes. (…) l’Algérie leur apparaît comme un repère, un pôle de puissance et de stabilité dans un univers régional et arabe chaotique, tourmenté, en proie à l’anarchie et la violence. Son « système », décrié et vilipendé de toutes parts, est inoxydable, et a fait preuve de sa résilience aux crises. Son armée est la plus puissante de la région. Son Etat est riche et accumule des excédents faramineux. Son économie, en dépit de ses archaïsmes, regorge de potentialités et est perçue comme un fantastique relais de croissance pour les entrepreneurs des pays voisins. Enfin, et c’est peut-être l’élément qui compte le plus ici : l’Algérie incarne une diplomatie de la souveraineté. Elle se donne à voir comme un pays fier pour qui l’honneur passe avant tout et qui ne courbera jamais l’échine. En résumé : comme un Etat libre, indépendant et souverain »…(4)
Nous reconnaissons à Samy Ghorbal son appréciation de la politique de non-ingérence de l’Algérie et le credo d’un sacerdoce pour la paix et la résolution des conflits par la négociation. Qu’on le veuille ou non, l’Algérie réapparaît aux yeux du monde comme un facteur de stabilité à la fois dans l’Afrique du Nord et dans le Sahel, voire plus largement comme dans les crises libyennes et syriennes. Pour la Tunisie, l’Algérie est comme « le sel », il est  fraternellement indispensable …
S’agissant  en définitive de la Tunisie, le chemin emprunté vers la consécration des libertés individuelles est porteur de stabilité pour la région ;  de plus l’Algérie  s’y reconnait. La Tunisie s’en sortira grâce au génie de son peuple et sa société civile qui veut changer les choses pacifiquement, forçant même la sympathie de la communauté internationale.
D’une certaine façon, il peut être un exemple à suivre pour peu qu’il n’y ait pas d’interférences. Nous l’avons vu comment le vote de la Constitution qui exclut la Chari’a est plébiscité d’une façon hystérique par les médias occidentaux notamment français. Il n’a pas été fait crédit aux Tunisiens de toutes les avancées arrachées pour la liberté tout au long des 145 articles de la Constitution. Ce qui les intéresse est que la Chari’a soit bannie. Il est vrai que certains Tunisiens installés confortablement en Europe en mal de visibilité, et qui passent en boucle sur les plateaux, font assaut d’allégeance et se prennent à dicter aux Tunisiens à demeure ce qu’ils doivent penser et quel type d’espérance ils doivent avoir.
Les Tunisiens ne sont pas devenus des mécréants, leur Islam maghrébin fait de tolérance et d’empathie fait partie de leurs gènes notamment pour les plus anciens. Il est à espérer que les Tunisiens du Web 2.0 (ceux du XXIe siècle) ne jettent pas le bébé avec l’eau du bain. Au vu du délitement des valeurs qui font la dignité humaine à l’échelle planétaire, nous formulons le vœu que les Tunisiens - bercés d’une façon invisible par leurs repères identitaires et religieux - aillent tout  à la conquête du monde en imitant l’Occident dans ses avancées scientifiques. 
Amen !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire