jeudi 26 février 2015

La guerre obligée

Après avoir suivi les américains dans leur plan pour le monde arabe, les responsables politiques européens réaliseraient-ils qu'ils font fausse route maintenant que les islamistes sont à la porte de l'Europe ? 
A moins que leur posture ne trahisse l'envie de poursuivre le plan américain ... par une entrée en guerre en Libye !
R.B

Trois ans après BHL, la tentation de l'intervention en Libye

« La guerre obligée » : la une de l’hebdomadaire italien Panorama, propriété de Silvio Berlusconi, claque comme un avis de mobilisation générale. C’est de la Libye qu’il s’agit, juste de l’autre côté de la Méditerranée, et des djihadistes qui y prennent pied et profèrent des menaces en direction de... Rome !
En France, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a évoqué dès septembre la nécessité pour la France d’« agir en Libye », avant de mettre la pédale douce sur de telles déclarations.
Mais le sujet n’est pas enterré : dans Les Echos, le 20 février, Dominique Moïsi, de l’Institut français des relations internationales (Ifri), appelait de ses vœux une telle intervention et plus généralement un « réarmement » de l’Europe (« Libye, Ukraine, Moyen-Orient : Européens, réveillez-vous ») :
« Faut-il réintervenir en Libye, trois ans après y avoir renversé le régime du colonel Kadhafi  ? La réponse est sans doute “oui”. Aujourd’hui, il y a urgence, la menace se rapproche dangereusement de l’Europe et nous ne pouvons nous permettre d’échouer à nouveau dans notre tentative de concilier volonté de changement et désir d’ordre et de stabilité. »
Avant de se précipiter, la fleur au fusil, dans une nouvelle guerre du désert, plongeons dans les données de ce conflit un temps sorti de nos écrans radar, mais qui prend désormais des proportions inquiétantes à nos portes.

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Qui se bat en Libye ?
Souvenez-vous : c’était en 2011, après la Tunisie et l’Egypte, le souffle du Printemps arabe gagnait la Libye. A Benghazi, la deuxième ville de la Jamahiriya, les insurgés anti-Kadhafi étaient sur le point d’être écrasés par l’armée de Kadhafi, quand surgit ... Bernard-Henri Lévy !
Il l’a raconté lui-même dans un livre épique, « La Guerre sans l’aimer » (Grasset, 2011), dans lequel il s’attribue sans hésiter la responsabilité d’avoir entraîné Nicolas Sarkozy, alors président de la République, et dans la foulée les pays de l’Otan, dans l’aventure libyenne.
Un voyage auprès de rebelles dont il ne sait rien, un coup de fil sur une ligne pourrie à l’Elysée du hall d’un hôtel de Benghazi, un coup de dé déclenché en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, entre un Président qui a « raté » la Tunisie et veut se refaire, et un intellectuel en quête permanente d’une place dans l’Histoire...
Dans son livre, dès 2011 donc, BHL s’exonérait par avance de toute responsabilité sur ce qui pouvait tourner mal – et ça a mal tourné. Il écrivait dans son prologue :
« J’ignore [...] si la Libye de demain tiendra toutes les promesses de son printemps.
Je ne suis, pas plus que quiconque, capable de prédire avec certitude qui l’emportera des révolutionnaires et des libéraux de Benghazi, adeptes d’un islam paisible, fidèle à l’esprit des Lumières, ami du droit et des droits de l’homme – ou de cette poignée de radicaux que j’ai aussi rencontrés [...].
Ce dont je suis certain, c’est que l’ordre ancien des choses ne laissait pas le choix [...]. Aujourd’hui, l’Histoire recommence. Le peuple libyen, et, au-delà de lui, les peuples arabes, réapprennent les mille et une façons que l’on a de soupirer, de dire son tourment, d’y remédier.
Un débat s’instaure, brouillon, discordant, tumulte de paroles gelées et qui fondent au soleil de la révolte – joyeuse, parfois inquiétante, mais le plus souvent féconde discorde d’où le pire peut sortir mais aussi, et pour l’heure, un espoir raisonnable. »
En 2011, l’heure était à la fête, aux « merci la France », « merci Sarkozy », d’une Libye débarrassée de son tyran.
Le « puzzle » libyen
Mais « l’espoir raisonnable » dont parlait BHL a laissé la place au cauchemar, pour les Libyens d’abord, tandis que l’intérêt du reste du monde s’estompait pour laisser la place à une grande indifférence. BHL lui-même, devenu persona non grata à Tripoli, a cessé de s’exprimer sur le pays qu’il avait contribué à « libérer ».
Des acteurs de la révolution de 2011, il n’en reste plus beaucoup, cédant la place au règne des milices, de la division, de la guerre.
Après trois ans de conflit, et bien plus de victimes que n’en avait faites la guerre pour se débarrasser de Kadhafi, la Libye a pris l’allure d’un puzzle, partagée en zones d’influence rivales.
Accrochez-vous : la Libye est divisée principalement entre :
·       un gouvernement et un Parlement basés près de Tobrouk, dans l’est du pays, depuis qu’ils ont été chassés de la capitale. Ils sont issus des dernières élections légales et bénéficient de la reconnaissance internationale ;
·       un gouvernement basé à Tripoli, la capitale, soutenu par la coalition de milices islamistes Aube de la Libye ;
·       une zone dans le sud du pays, contrôlée les miliciens toubous ;
·       une zone dans le sud-ouest du pays, contrôlée par les miliciens touaregs.
Et, désormais, les combattants affiliés à l’Etat islamique autoproclamé, principalement implantés à Derna, fief djihadiste dans l’est de la Libye, mais désormais aussi présents à Benghazi et plus à l’ouest, à Syrte.
Les zones d’influence en Libye, selon une carte de la BBC (BBC)

Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli, auteur de l’ouvrage « Au cœur de la Libye de Kadhafi », qui porte un jugement sévère sur l’intervention occidentale de 2011, fait le diagnostic suivant dans L’Express :
« Aujourd’hui, la Libye est un pays fracturé, où les habitants se replient sur leur identité primaire, le village, la tribu. On est dans une spirale autodestructrice, celle de la guerre de tous contre tous. Daech a réussi à s’inscrire dans ce désordre, même s’il n’est qu’une petite fraction de la multitude de groupes locaux. »
Dans ce jeu d’alliances tribales et politiques, l’émissaire des Nations unies, Bernardino Leon, tente de rapprocher les deux gouvernements rivaux, premier pas vers une stabilisation de la situation. Un espoir mince à ce stade.

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Qui veut intervenir ?
Une fois leur Kadhafi renversé, en 2011, les Occidentaux, qui ne disposaient pas de troupes au sol contrairement à l’Irak ou à l’Afghanistan, ont vite disparu, laissant les Libyens se débrouiller avec l’héritage de 40 ans de non-Etat révolutionnaire.
Les ingérences étrangères n’ont pas manqué, en particulier des pays du Golfe, Qatar, Emirats arabes unis, Arabie saoudite, qui ont des intérêts idéologiques et religieux importants – et divergents.
L’entrée en lice des djihadistes de l’EI ont fait monter les enchères. Aujourd’hui, c’est l’Egypte du maréchal-président Sissi qui se trouve en première ligne parmi les pays qui veulent aller « pacifier » la Libye, surtout depuis le brutal assassinat de chrétiens coptes égyptiens par les djihadistes.
L’armée de l’air égyptienne a mené une première série de raids sur le fief djihadiste de Derna, dans l’est de la Libye – le jour même où Jean-Yves Le Drian signait au Caire le contrat de vente de 24 Rafale français à l’Egypte.
Cette initiative égyptienne a été critiquée pour son manque de coordination avec la Ligue arabe, et se heurte à l’opposition des deux voisins de l’autre côté de la Libye, la Tunisie et surtout la l’Algérie, qui voient ces interventions militaires d’un mauvais œil.
Le conflit libyen peut-il s’internationaliser avec l’émergence de djihadistes ralliés au drapeau noir de l’Etat islamique ?
Ces derniers ont eux-mêmes choisi de défier l’Europe, et en particulier l’Italie, le territoire européen le plus proche de la Libye, et aussi son ancienne puissance coloniale.
« Nous arrivons, ô Rome »
Dans un texte lyrique publié la semaine dernière sur une plateforme djihadiste, un partisan de l’EI s’en est pris directement à l’Italie et, au passage, à François Hollande, qualifié d’« idiot » :
« Sachez que nous arrivons, ô Rome. Il n’y a rien entre nous et vous, hormis cette mer étroite. Notre Prophète nous a promis que nous conquerrons Rome, avec l’aide d’Allah. Alors maintenant, il ne vous reste qu’à attendre votre destin inexorable. […]
Méfiez-vous de l’idiot appelé [François] Hollande, de peur qu’il ne vous séduise et vous entraîne dans une guerre sur notre sol. Ne te laisse pas entraîner, Italie, car le sol de la Libye est fait de sables mouvants et nous vous noierons dans ses déserts, ô adorateurs de la croix. »
Ce texte, ainsi que le hashtag (mot-clé) créé sur Twitter #We-Are-Coming-O-Rome, ont été tournés en dérision par les internautes italiens, mettant en avant les embouteillages aux alentours de la capitale italienne...
Pour autant, les menaces sont prises au sérieux, en particulier parce que le chaos libyen provoque un afflux de demandeurs d’asile à Lampedusa, que l’Italie a conservé d’importants liens économiques avec son ancienne colonie, en particulier l’ENI, la compagnie pétrolière nationale, et que l’Italie redoute des attentats sur son sol.
 « L’Italie est prête à guider en Libye »                                                                                                                                                
A la mi-février, la ministre italienne de la Défense, Roberta Pinotti, a déclaré que son pays était prêt à fournir plusieurs milliers d’hommes à une intervention au sol en Italie, et ajoutait :
« L’Italie est prête à guider en Libye une coalition de pays de la région, européens et de l’Afrique du Nord, pour arrêter la progression du califat qui est parvenu à 350 km de nos côtes. »
Mais elle s’est fait « recadrer » par le Premier ministre, Matteo Renzi, beaucoup plus prudent. Pour Marc Lazar, spécialiste de l’Italie et professeur à Sciences-Po :
« Renzi est beaucoup plus hésitant. Il sait que c’est une opération très complexe et risquée. »
Marc Lazar rappelle que l’Italie avait été furieuse de l’initiative de Sarkozy en Libye en 2011, estimant avoir une « expertise » sur ce pays que les autres n’ont pas. La suite lui a plutôt donné raison.
Aujourd’hui, ajoute-t-il, l’Italie se sent « plutôt seule » en Europe alors que la menace se rapproche de ses côtes, de la même manière que la France se plaint régulièrement d’être « seule » à intervenir en Afrique.
« Conflit de civilisation »
Pour autant, l’Italie n’a pas l’intervention militaire aussi facile que la France, ne serait-ce qu’à cause du poids de l’histoire, de l’Ethiopie à la Seconde Guerre mondiale. « Il y a une retenue comparable à celle de l’Allemagne », selon Marc Lazar.
Néanmoins, le chaos libyen ne peut laisser l’Italie indifférente, pas plus que les menaces de l’EI qui alimentent le courant de l’opinion italienne sensible au concept de « conflit de civilisation ».
Entre l’Egypte qui est prête à en découdre, et l’Italie qui débat d’une intervention, la guerre en Libye est-elle devenue « obligée » comme le titre le magazine Panorama ?

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Quelle solution pour la Libye ?
Faire la guerre en Libye, mais avec quel objectif ? Le bilan des interventions occidentales dans le monde arabo-musulman depuis bientôt deux décennies est tellement désastreux qu’il vaut mieux se poser la question avant de faire chauffer les Rafale...
Certes, la menace djihadiste est croissante, et la perspective d’avoir une « filiale » du Califat de l’émir Bagdadi de l’autre côté de la Méditerranée n’est pas une perspective attirante. A voir l’attrait pour le djihad en Syrie, on imagine ce que représenterait son pouvoir d’attraction si près de l’Europe...
Mais l’expérience de 2011 montre que l’absence de réflexion sur l’après-Kadhafi a généré un chaos encore plus meurtrier, plus déstabilisant dans toute la région (la guerre au Mali en est un « produit dérivé »).
Qu’elle soit régionale avec l’Egypte en tête, ou internationale avec l’Italie et un mandat de l’ONU, une guerre en Libye ne règlerait aucun des problèmes actuels de ce pays. Même la restauration de l’autorité du gouvernement reconnu par la communauté internationale, celui de Tobrouk, ne règlerait rien : sa légitimité est mince...
Certains rêvent de voir le général Khalifa Haftar, un vieil officier un temps compagnon de Kadhafi, qui mène actuellement le combat au nom d’une armée qui n’a de régulière que le nom, devenir le nouvel homme fort de la Libye, une sorte de « Sissi libyen » qui rétablirait un régime à poigne et calmerait les ardeurs centrifuges.
Reste les efforts de l’émissaire onusien pour réconcilier les factions et les amener à travailler ensemble...
Pour Patrick Haimzadeh, l’ancien diplomate français à Tripoli, une intervention militaire n’est pas la solution. Elle ne servirait qu’à « rendre encore plus complexe la situation » :
« Une intervention militaire, surtout aérienne, ne permettra pas de freiner Daech. L’instauration de sanctions ou des opérations militaires ponctuelles ne seront que des coups d’épée dans l’eau. Non seulement elles ne freineront pas l’implantation de Daech, mais au contraire, elles serviront sa propagande, justifieront ses appels à la mobilisation, renforceront l’attrait de la Libye pour les djihadistes étrangers.
Des frappes aériennes ne serviront qu’à faire obstacle à la voie du dialogue amorcée par le représentant de l’ONU pour la Libye, Bernardino Leon. Il faudrait des centaines de milliers d’hommes pour arriver à reprendre le contrôle de la Libye. Au début du XXe siècle, l’Italie a mis vingt ans à contrôler le pays (1912-1932), dans un contexte beaucoup moins complexe qu’aujourd’hui ! On va répéter l’erreur de 2011. »
L’histoire, les djihadistes la connaissent. Dans leur diatribe contre les « croisés de Rome », ils la rappellent cruellement :
« Vous avez déjà connu le djihad [mené] par nos ancêtres. Et si, dans le passé, nous avions Omar Moukhtar, aujourd’hui, nous en avons des milliers comme lui. Les combattants étrangers d’aujourd’hui sont des lions, et les combattants locaux sont coriaces. Nous jurons que nous vous frotterons le nez dans la poussière, même si cela doit prendre un certain temps… »
Omar Moukhtar, c’est l’épouvantail agité devant les Italiens pour les faire réfléchir... Pas sûr que ça change grand-chose à l’équation géopolitique, même si le souvenir du « lion du désert » a de quoi faire hésiter avant d’envoyer les troupes de l’autre côté de la Méditerranée.

Né le 8 avril 1953 à Tunis (Tunisie) Diplômé du Centre de Formation des Journalistes (CFJ), Paris, 1974. -Journaliste à l'Agence France-Presse à partir de 1974. -1976-1980 : correspondant permanent de l'Agence France-Presse en Afrique du Sud. -1981: journaliste à Libération, chargé de la rubrique Afrique. -1988-1993 : journaliste à Libération, chargé de la rubrique diploma

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