jeudi 12 mars 2015

Un écrivain algérien en otage chez lui : entre FLN et islamistes

Grâce aux élections municipales, les Frères musulmans (le FIS) ont mis la main sur la société algérienne; et grâce aux dernières élections municipales, les algériens les ont dégagés après avoir vu à l'oeuvre les marchands du temple!
Les tunisiens en tireront-ils la leçon en allant massivement voter pour dégager les Frères musulmans d'Ennahdha ?
R.B
Kamel Daoud

« On n’a pas le temps de transiger sur ce à quoi on croit »
La République des livres : Vous aussi, vous êtes Charlie ?
Kamel Daoud : Etre Charlie ou ne pas l’être ? Pour moi, le choix est clair. J’ai même été lynché médiatiquement pour ça par la presse islamo-conservatrice. Pour avoir écrit qu’entre un dessinateur et un tueur, je choisis le dessinateur.
Charlie tendance Voltaire ?
La liberté demeure à mes yeux la valeur fondamentale. Je n’admets pas que quelqu’un qui ne meurt pas à ma place prétende vivre à ma place. Mon fantasme de liberté, qui est profond, participe certes plus de l’émotif que de la réflexion intellectuelle. L’atteinte aux libertés, la mienne comme celle d’autrui, est un spectacle qui a le don de provoquer ma colère. Ca, c’est intolérable car ma liberté est tout ce que je possède. Nul n’a le droit de la négocier à ma place.
Mais le Voltaire du Traité sur la tolérance, il vous touche ?
Il n’a jamais été un totem dans ma construction. Parfois on se revendique de généalogies fictives, parfois on subit des influences à notre insu. J’ai croisé et recroisé Voltaire au fur et à mesure de mon évolution. Il est dans mes parages sans que j’en fasse une idole pour ma vision du monde. Il est d’ailleurs curieux de constater la renaissance de certains philosophes, phénomène lié à notre vécu des crises. Plus qu’une actualisation de leur pensée, c’est une véritable résurrection.
Vous êtes autodidacte ?
J’ai été à l’école algérienne arabophone. J’ai appris le français quasiment tout seul, en procédant par recoupement, dans mon village près de Mostaganem. J’entretiens un rapport de dissidence avec la langue car pour rêver et fantasmer, j’ai très jeune choisi le français. Pour les générations qui m’ont précédé, c’était la langue de la domination alors que pour moi, c’est l’arabe qui représente l’autorité. La langue française m’a révélé le corps féminin : « Elle s’avança vers moi nue ». Quel choc quand j’ai lu ça ! Mon premier rapport à la langue française fut érotique, même si cette phrase se trouvait dans un roman policier. En fait, Je n’a ai pas eu de maître : je suis l’enfant d’une bibliothèque désordonnée. Pas d’accès aux livres, pas de librairie. Juste une petite bibliothèque à l’école. Et une quinzaine de livres chez mes grands-parents chez qui je vivais.
Vous êtes arabe ou kabyle ?
Algérien tout court. Pourquoi faudrait-il toujours se retourner vers des structures anciennes pour affirmer son identité ? L'arabité, ce n’est ni mon histoire ni mon identité mais c’est une culture : je la prends, je la lis, je peux en admirer certains représentants, mais ce n’est pas moi. Berbère, ça compte, bien sûr, c’est ma matrice. Mais demande-t-on à un Français s’il est gaulois ou latin ?
De toute façon, la vraie patrie d’un écrivain, c’est sa langue, non ?
On peut le dire.
Alors vous êtes français ?
Je ne suis pas Français et je ne veux pas l’être. Je suis reconnaissant à la langue française de m’avoir fait découvrir non seulement sa culture mais le reste du monde. C’est cette ouverture qui est importante. Je suis bilingue. Mais il est vrai que je n’écris ni chroniques ni textes de fiction en arabe. Le marché en langue française est tout de même plus porteur, alors qu’il est maigre et fragile en arabe. Hemingway disait qu’on écrit toujours sous le regard de quelqu’un, qu’il soit mort ou vivant, que l’on déteste ou que l’on aime. On écrit aussi pour séduire des gens dont on veut attirer le regard. Cette séduction fait partie du jeu sans être la force motrice de l’écriture, car on écrit aussi pour fabriquer du sens, tout de même.
Vous a-t-on traité de « traître », quelqu’un qui fuit sa race comme le narrateur de votre nouvelle « L’ami d’Athènes » ?
Traître, Juif, harki… Le catalogue habituel ! dans les journaux, sur la Toile et les réseaux sociaux. En Algérie, je provoque des passions contrastées. Quand un imam a lancé un appel au meurtre contre moi, il y a eu des manifestations de rue pour me soutenir, ce qui est très rare.
Et le régime ?
Il laisse faire, qu’il s’agisse des islamistes, des conservateurs, des jaloux, des nationalistes, des communistes, de ceux qui sont dans une posture de modernité mais n’arrivent pas à choisir, sans oublier les élites de gauche algéroises horrifiées à l’idée qu’à Oran un écrivain s’enrichisse avec sa plume ! Le régime veut clairement me pousser à l’exil. Quand on écrit comme je le fais, plusieurs chroniques par jour tous les jours sur tous les fronts avec un esprit critique, on perd de sa légitimité et de son influence dès lors qu’on le fait depuis la France. Alors pas question que je parte. Il faut partager la rue et la poussière de ceux auxquels on s’adresse. Leur seul moyen de me pousser à partir, c’est de me faire peur, donc de lâcher la meute sur moi. En fait, ce que tous ces gens de tous bords politiques ne supportent pas, c’est la singularité. Çà dépasse leur entendement clanique que l’on émerge seul en défendant les valeurs de l’individu.
Il est vrai que le « je » est maudit par les mosquées….
Quand on pense que pour répondre au slogan « Je suis Charlie », ils ont lancé « Nous sommes Muhammad » (Mahomet) ! Çà veut tout dire. Ils sont dans le collectif. Le régime aussi refuse le « je ». Or mon narrateur, dans tous mes textes de fiction, s’exprime toujours à la première personne. Le « je » est devenu un enjeu. Surtout si on ose toucher aux trois dieux très susceptibles de l’Algérie : l’Histoire, l’Islam, l’arabité.
On vous en veut d’écrire en français et non en arabe, et d’avoir rompu avec la fameuse proposition de Kateb Yacine qui voyait dans la langue française« un butin de guerre » ?
Entre autres choses… Il y a ce qui se dit couramment en Algérie, et ce qu’on n’a pas le droit de dire quand on est en France. C’est vrai que la colonisation française a été un crime, mais je suis fatigué de porter ça. Je veux vivre le présent et je ne crois pas que la France soit responsable de tout. L’Islam ? Je n’ai pas de problème avec lui. Mais je me pose la question : en quoi a-t-il été utile à l'humanité ? Que l’on soit musulman de conviction, de foi ou de culture, que lui a-t-on apporté ? Quant à l’arabité, elle m’appartient mais je ne lui appartiens pas.
Vous êtes un musulman identitaire ?
Disons un musulman culturel. Mais je refuse les dogmes et les rites. Mes rapports avec Dieu ne concernent que Lui et moi. Quand je le verrais, je lui dirais : « trop de médisance entre nous deux ».
Vous avez passé huit ans parmi les Frères musulmans dans votre jeunesse. Qu’est-ce qui vous en reste ?
C’était un mouvement clandestin à Mostaganem, qui a précédé le FIS. Cette expérience m’aide à mieux comprendre les islamistes car j’ai lu leurs auteurs et je connais parfaitement leurs références religieuses. J’en ai gardé de la colère parce que ce qui était pour moi une quête d’âme participait à une sorte de sournoiserie générale car ils poursuivaient un but politique. Il y a quelque chose de fondamentalement insincère là-dedans. J’en parle avec aisance car je l’ai vécu de l’intérieur. Je n’ai aucune culpabilité vis à vis de l’islamisme.
Qu’est-ce qui vous a permis d’en sortir ?
La lecture, beaucoup de lecture. Des grands poètes soufis publiés par la collection Sinbad chez Actes sud qui inondait l’Algérie à l’époque, la poésie de l’âge d’or, celle des El Moutanabbi, El Ghazali, Abu l’Ala Al Maâri. Je vivais comme un compromis de lire un texte musulman de prestige mais en langue française. Puis il y a eu les poètes français, Baudelaire surtout pour sa morbidité chantante qui m’a vraiment marqué. Et surtout un texte philosophique de Camus L’Homme révolté, qui m’avait vraiment bouleversé. Il arrivait à point nommé et m’apportait des réponses. Je suis allé vers lui pour assurer mon salut, j’en avais vraiment besoin. Si cette urgence, cette nécessité de lire et d’écrire venait à disparaître en moi, eh bien je me remettrais au dessin !
Mais, question audience, vous trouvez qu’un écrivain fait le poids face à un imam ?
Ça dépend de ce qu’on cherche et du désir qu’on a en soi. Si on veut juste se soumettre et abdiquer, un imam suffit. Mais pour interroger Dieu, il faut des poètes, des écrivains, des philosophes.
« Ils tuent au nom d’un livre, je me défends au nom des autres livres » avez-vous écrit dans une chronique. C’est aussi simple que cela ?
Pas sûr que ce soit tellement plus complexe. Ça correspond à la réalité. Pour Boko Haram, il n’y a qu’un livre et tout y est contenu.
Barzakh, nom de votre maison d’édition, est un mot que l’on retrouve à la fois dans la sourate 55  du Coran, dans le titre d’un roman de Juan Goytisolo et en couverture d’un album de l’oudiste Anouar Brahem, signifie justement l’entre-deux. Tout un programme, non ?
L’entre-deux, c’est aussi le lieu de rencontre.
Votre éditeur,  Sofiane Hadjaj et son épouse Selma, vous ont offert un séjour à Tikjda, mais qu’est-ce que ça a changé ?
Je suis un chroniqueur compulsif. J’écris jusqu’à cinq chroniques par jour. Il m’a fait suspendre ma production, m’a dédommagé et m’a envoyé dans cette ville de Kabylie à 1600 mètres d’altitude juste pour écrire mon roman, tout près du chalet où a été assassiné récemment l’alpiniste français. C’est là que j’ai écrit la première matrice de Meursault, contre-enquête.
Est-il préférable d’avoir lu L’Etranger avant de lire Meursault, contre-enquête ?
Ça dépend du lecteur. Un message reçu sur Facebook m’a beaucoup intéressé. Celui d’une femme qui n’avait pas lu L’Etranger avant, l’a fait après avoir lu Meursault, contre-enquête et m’a écrit : « Derrière chaque mot de Camus, je pensais à l’autre famille ». Ce qui m’a touché, c’est qu’elle n’ait pas dit « à l’autre fiction » ou « à l’autre livre » mais « à l’autre famille », preuve que j’avais créé un monde et des personnages. Au fond, c’est une expérience assez perverse de partir de mon roman pour aller vers L’Etranger.
Pourtant, c’est moins L’Etranger que La Chute que vous aimez ?
Oui car c’est le roman le plus « sincère », si toutefois cette valeur correspond. Il ne faut pas y voir un jugement littéraire mais une réaction d’émotion. C’est son roman le plus religieux, celui où il a parlé de son âme. L’Etranger est une construction fabuleuse, insolente, ensorcelante aussi. La Peste est également une magnifique construction. Alors que La Chute est une confession où la question du salut est engagée ; là, on est dans la douleur, pas dans l’interrogation philosophique ; c’est un roman qui m’a bouleversé tout en me fascinant par son style.
Les livres de Camus vous ont aidé ? 
A la sortie d’une grande période religieuse dans ma vie, la lecture du Mythe de Sisyphe et surtout de L’Homme révolté m’ont été d’un grand secours. Ils m’ont aidé à sortir, à construire quelque chose d’autre. Les livres ont la vertu d’entretenir des conversations ; ils se parlent, l’un renvoie à l’autre et ainsi de suite ; il suffit alors de prêter l’oreille pour découvrir que chaque livre en raconte un autre. Quand j’étais gamin et que je n’avais plus rien à lire, j’inventais des histoires uniquement à partir des titres au dos des livres signalant les « A paraître » ou les « Déjà parus ». Et après, je les cherchais pendant toute l’année. La première fois que je suis venu en France, je me suis précipité à la FNAC mais il y avait tellement de livres que ça m’a donné mal au ventre : tous les livres que je voulais lire depuis si longtemps étaient là…
Qu’y a-t-il dans votre panthéon littéraire ?
J’aime cette question car, si on ne choisit pas ses parents, on a là l’occasion de choisir sa famille d’esprit. En général, les écrivains se donnent une parenté prestigieuse, ou étudiée ; ils mentent. Il faut bien trente ans pour voir que les auteurs dont on se réclame et ceux qui nous ont forgé ne sont pas toujours les mêmes. La sincérité vient avec l’âge. J’ai aimé la profusion de styles chez Henry Miller, cet Américain qui nous parlait de Paris. D’Albert Camus, que j’ai beaucoup lu, je n’ai pas tout lu car je n’ai pas réussi à tout trouver. Des écrivains arabes, la littérature d’Europe de l’Est. Je lisais dans un désordre absolu en fonction de ce que je trouvais. J’ai lu En un combat douteux de John Steinbeck sans savoir que c’était de lui car il manquait la couverture et les cinquante premières pages. J’ai lu nombre de classiques en commençant par le troisième tome par exemple, en fonction de ce qui avait été abandonné jadis par les Français dans les maisons, que les villageois avaient trouvé et qu’ils me rapportaient. Cette liberté m’a aidé à avoir confiance en la littérature. Je lisais n’importe quoi n’importe comment tout en découvrant la langue tout seul. Je relisais avidement des dizaines de fois L’île mystérieuse de Jules Verne.
Mais qu’est-ce que vous placez au plus haut, jusqu’à le relire régulièrement ?
Sans hésiter : Mémoires d’Hadrien. Une immensité. Je le range parmi les cinq livres sacrés après la Torah, la Bible etc. A 30 ans, c’est l’Oeuvre au noir qui m’a le plus bouleversé. Quand j’ai lu l’histoire de cet homme né entre deux époques, une qui meurt et une qui n’arrive pas à naître, le poids du clergé, cette petite bourgeoisie, ces monarchies montantes, les fulgurantes intuitions sur l’avenir, une discrète vision de la liberté que le héros finit par payer de sa propre vie, j’ai été convaincu que Marguerite Yourcenar parlait de notre temps et non du Moyen-Age. C’est de nous qu’il s’agit, aujourd’hui. C’est curieux mais j’y puise de la foi. J’aimerais tant parvenir à sa précision dans le style. Le mot qu’il faut là où il le faut.
D’après Alice Kaplan, qui a déjà consacré son séminaire à l’université de Yale l’an dernier à Meursault, contre-enquête, il est représentatif du roman post « post-colonial ». Ca vous va ?
Les universitaires adorent les formules, or je n’en suis pas un. Je ne saurais dire. Je préfère ne pas répondre à ce genre de questions car ce n’est pas à moi d’étudier mes livres.
Elle s’est livrée à un examen comparatif précis de l’édition algérienne et de l’édition française de Meursault, contre-enquête - et les différences ne sont pas anodines…
En effet. Dans l’édition originale, il y avait des phrases entretenant une confusion délibérée entre Albert Camus et Meursault. J’ai dû les supprimer dans l’édition française à la demande des ayant-droits de Camus car Meursault est leur propriété. Il a fallu passer un accord, ainsi j’ai pu me servir de Camus.
La question centrale du roman, c’est bien : que faire de la mémoire coloniale ?
Plutôt : comment s’en libérer. Sans point d’interrogation.
Dans l’une de vos récentes chroniques « Ni m’exiler ni me prosterner », vous dites pourtant votre aversion pour la mémoire, la nostalgie, le souvenir qui sclérosent nos sociétés. L’Histoire aussi ?
C’est vrai que la colonisation a été un crime mais je suis fatigué de porter ça. Toute cette mémoire franco-algérienne fausse le présent et notre présence au monde. Je vis les choses maintenant, je vois les choses maintenant, et si je les perds, c’est moi qui les perds, pas les autres. C’est ma responsabilité. Je me sens l’enfant d’un fantasme de l’Histoire depuis l’école ; on nous a intoxiqués avec l’Histoire, dans les manuels scolaires, dans les livres, à la télévision, il y avait trop d’Histoire vécue comme un déni et une dévalorisation du présent. J’ai fini par comprendre que c’était un culte de la mort. L’Histoire est morbide. Je l’ai détestée parce qu’elle me culpabilisait. Elle me disait : tout cela, on l’a fait pour toi. On me demandait de m’excuser d’être né après la guerre. J’ai compris que j’allais passer ma vie à rembourser une dette que j’avais contractée avant même de venir au monde alors que je ne dois rien à personne. Quelle arnaque ! J’admire le courage des héros qui se sont battus pour libérer le pays, mais je ne veux pas le payer toute ma vie. La tristesse qui imprègne l’Algérie vient de ce culte de la mort, de l’Histoire et du cimetière, un culte construit politiquement et culturellement. Même les islamistes vous disent que la vie ici-bas ne vaut rien et qu’il faut tout miser sur la vie au-delà. Tout le monde cherche à vous voler votre présent.
Vous n’avez pas eu le Goncourt mais presque. Comment l’avez-vous ressenti ?
Mon roman avait connu une très belle aventure, il avait rencontré un beau succès, pour moi, c’était plus que suffisant. J’avais eu plusieurs prix. Et puis 100 000 exemplaires, c’est de l’ordre du miracle. Mon seul regret, c’est qu’en ne lui donnant pas le Goncourt, le jury a laissé échapper l’occasion d’envoyer un message très fort aux élites francophones un peu partout dans le monde. J’étais récemment au Sénégal et j’ai été stupéfait de voir que les lycéens et les étudiants avaient suivi tous les épisodes du Goncourt avec un grand espoir. Je m’attendais à une telle déception en Algérie, pas ailleurs.
Et vous ?
Franchement, non. Je n’ai pas été déçu parce que je sais que pour un premier roman, une telle récompense peut aussi être destructrice. D’être arrivé si près du prix va m’encourager à écrire encore. Le plus drôle, c’est qu’après le résultat, j’ai passé toute la semaine à consoler les lecteurs au téléphone ou sur Facebook. Au fond, je n’ai pas réagi en auteur du livre mais en journaliste engagé. Je me suis dit : quel dommage ! franchement : quel dommage ! le Goncourt pour ce livre qui dénonce l’absurdité de la vengeance de l’Arabe contre le Français, ça aurait pris tout son sens vis à vis des islamistes et des conservateurs qui me harcèlent..
Ils n’apprécient pas vraiment votre marque de fabrique : la causticité, que ce soit dans vos chroniques du Quotidien d’Oran ou dans vos textes de fiction…
C’est vrai, c’est le mot. J’aime les formules dures, coupantes, percutantes. L’économie du mot, ca s’apprend à l’école de la chronique quand on a trois mille quatre-cents signes et pas un de plus. J’aime secouer le lecteur, déranger les gens qui sont dans le mythe de la vanité nationale d’avoir vaincu la France.
« Alger la Blanche ? Il n’y a rien de blanc dans cette ville, le drap d’une pute n’est jamais blanc » écrivez-vous dans Le Minotaure 504… Et dans une autre de vos nouvelles « Gibril au kérosène », vous écrivez : « Un vrai verset satanique que celui qui me trotte dans la tête : « Un Arabe est toujours plus célèbre lorsqu’il détourne un avion que lorsqu’il le fabrique ! »
Caustique et ludique ! Le journalisme nous a appris que le lecteur était un fainéant. Il hésite entre huit articles dans une double page. Il faut l’attraper au col, lui proposer une réflexion si possible intelligente tout en le faisant sourire, mais sans jeux de mots gratuits.
Vous semblez animé par un absolu de la littérature, jamais dans le compromis. C’est ça, le plus important?
Oui car la vie est trop courte. On n’a pas le temps de transiger sur ce à quoi on croit. Ma vie m’appartient !
Vous semblez toujours en colère !
C’est vrai. Et ma colère est aujourd’hui mon moteur. Ca me met en colère qu’on me demande de me justifier, on me somme de m’expliquer. Je ne fais qu’écrire, je n’attente pas à la vie des autres. Quelle époque désastreuse où il faut mettre des policiers armés à l’entrée d’une librairie pour qu’un écrivain puisse y dédicacer des livres en sécurité ! Je suis né dans un pays étouffant, qui l’est resté et j’en suis désenchanté. Quand j’étais petit, je voulais être cosmonaute. Avec le temps, j’ai compris qu’un Arabe, ça ne décolle pas.
Et le prochain livre ? Il paraît que vous travaillez actuellement autour des cimetières en Algérie…
Trop tôt pour en parler. Je ne préfère pas, par superstition et pour garder ma capacité de séduire. On a tous connus des hommes qui racontaient tellement à leurs amis qu’ils allaient séduire une certaine femme, et finalement rien ne se passait. Je ne voudrais pas être dans ce cas. Cela dit, c’est vrai, cela tournera autour des cimetières en Algérie, mais pour se débarrasser de la mémoire.
Vous écriviez pour votre père, pour qu’il soit fier de vous. Il est mort en octobre dernier. Et maintenant, pour qui écrivez-vous ?
Je vous jure que le problème se pose depuis ce moment-là. En le perdant, j’ai perdu mon ressort. C’était quelqu’un de particulier, militaire depuis son adolescence, qui parlait très peu. On ne se parlait pas, on s’écrivait. Un jour, après une dispute familiale, pour s’expliquer, il m’avait écrit car il ne pouvait me le dire ; je lui ai répondu ; il m’a renvoyé ma lettre avec toutes les fautes d’orthographe soulignées. J’ai retenu la leçon. Il ne m’a jamais montré sa tendresse jusqu’à ses derniers jours. Il était très content du succès de mon roman. De toute notre tribu, il était le seul à savoir lire et écrire, à comprendre ce que cela pouvait signifier qu’on parle de moi dans un journal français. Quand il est mort, j’ai perdu mon seul lecteur.

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1 commentaire:

  1. Laure Adler s'entretient avec l'écrivain Kamel Daoud

    http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-semaine-speciale-alger-kamel-daoud-2015-01-29

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