vendredi 3 février 2012

Qui sont les salafis en France ?


propos recueillis par Matthieu Mégevand - publié le 13/10/2011

A l’occasion de la sortir de son dernier ouvrage, Le salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident (Michalon), entretien avec Samir Amghar, docteur en sociologie à l’EHESS, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’université de Montréal et spécialiste des mouvements salafistes.
Vous décrivez trois mythes qui fondent le salafisme. Expliquez-nous.
C’est en lisant un ouvrage de l’historien français Raoul Girardet que m’est venue l’idée d’appliquer sa grille de lecture concernant les mythes et mythologies politiques de l’histoire de France au XIXe siècle à la réalité salafiste. Je pars du principe que nous avons affaire à des mouvements qui mythifient énormément l’histoire et qui portent un regard mythique par rapport à leur situation passée, actuelle, et future. Le premier mythe qui structure l’imaginaire des salafis est celui de l’âge d’or. C’est l’idée selon laquelle les musulmans, à un moment donné de leur histoire, étaient dominants d’un point de vue économique, militaire, politique, social, parce qu’ils étaient porteurs d’une foi religieuse inébranlable et véridique. Cet âge d’or correspond à la matrice idéologique et doctrinale du salafisme. Il correspond à l’âge des "salaf", des pieux ancêtres, pieux prédécesseurs, qui ont fréquenté de manière directe ou indirecte le prophète Muhammad. Cet âge d’or commence avec la Révélation du prophète, au VIIe siècle, et dure jusqu’au début du Xe siècle.
Pour les théologiens de l’islam, ces trois siècles sont considérés comme la meilleure période qu’ont pu connaître les musulmans en termes religieux parce qu’ils étaient porteurs d’une foi et d’une piété extraordinaires, mais aussi parce qu’ils étaient dominants en termes politiques et social et porteurs d’une civilisation florissante. Les théologiens ont peu à peu réalisé une relation mécanique entre ces deux événements. Autrement dit, c’est parce que les musulmans avaient une foi inébranlable que Dieu leur a permis de connaître des succès mondains. Le salafisme, dans ses discours, sa manière de prêcher, ses positionnements etc., essaye de rejouer ces gestes de l’âge d’or en affirmant que si l’on revient à l’islam tel qu’il a été professé et compris par les pieux ancêtres, ceux qui ont fréquenté de près ou de loin le prophète Muhammad, on arrivera plus facilement à renouer avec le passé, l’âge d’or économique, politique etc.
Le deuxième mythe qui structure l’imaginaire des salafis est le mythe conspirationniste. C’est l’idée que si les musulmans sont aujourd’hui dominés au niveau économique, social, politique, c’est certes parce qu’ils se sont éloignés du véritable islam, mais c’est surtout parce que l’Occident, piloté par un noyau de confessions juives, ferait tout pour maintenir sous domination les musulmans. En discutant avec un certain nombre de salafis quelques mois après les attentats du 11 septembre 2001, j’ai par exemple constaté que certains mettaient en cause la véracité de la version officielle, en disant que tant qu’ils n’avaient pas de preuves formelles de l’implication d'Al Qaeda dans ces attentats, ils soupçonnaient plutôt les services de sécurité américains. Certains salafis imputaient même les attentats à Israël, qui aurait, selon la rumeur, appelé quelques minutes avant les attentats tous les employés de confession ou de culture juive des Twin Towers pour les faire quitter les bâtiments. C’est quelque chose qui peut paraître totalement farfelu mais qui est tenu pour véridique par un certain nombre de salafis, très friands des sites internet conspirationnistes et autres.
Le troisième mythe est celui de l’unité et de la division. Pour les salafis, il y a un principe d’unité dans la religion musulmane qui doit s’appliquer à toutes les dimensions de la vie. Pour eux, à partir du moment où il y a UN dieu, il y a UN prophète, UNE vérité, UN Coran. A partir de là, tout ce qui ne fait pas partie de l’unité est condamné. Cela donne une vision binaire du monde, le bien/le mal, le licite/l’illicite etc. Tous ceux qui remettent en cause l’unique vérité, y compris les musulmans, sont considérés comme extérieurs à la communauté.
Le fonctionnement des salafis s’apparente selon vous à un mouvement sectaire, pourquoi ?
C’est en fait le postulat de départ de mon livre. La grande majorité des chercheurs a abordé la question du salafisme de manière macrosociologique, en essayant de comprendre le mode de fonctionnement de tel ou tel mouvement par le discours, le programme politique, l’organisation etc. J’ai voulu faire l’inverse, et comprendre ce mouvement religieux par l’intérieur, en essayant de proposer une sorte de voyage au cœur du salafisme. Mon hypothèse de départ a été de considérer que le mode de socialisation au sein de ces organisations est de type sectaire. Je précise que j’utilise le terme sectaire au sens sociologique, pas du tout au sens juridique, psychologique ou religieux. Il n’y a pas de jugement de valeur sur le salafisme. Une organisation religieuse est considérée comme sectaire par les sociologues des religions à partir du moment où il y a une sorte de mise à distance du réel, de dépréciation du monde ainsi qu’une socialisation en interne, c’est-à-dire qu’on ne décide pas par soi-même d’appartenir à cette organisation, mais qu’il s’agit d’un processus de sélection religieuse.
En d’autres termes, si une personne veut devenir salafiste, certes elle doit le désirer, mais c’est le groupe qui décide si celle-ci est apte à le devenir ou pas. Qui sont les salafis en France ?
En enquêtant sur les salafis occidentaux, nous avons essayé d’esquisser un profil des fidèles. D’un point de vue sociologique, les leaders âgés entre 35 et 50 ans sont des Maghrébins ou des Machrékins, venus en France pour fuir la répression politique de leur pays d’origine ou pour des raisons économiques. Ils sont pour certains d’origine algérienne, issus de l’aile salafiste du parti islamiste, le Front islamique du salut. La totalité des leaders ont un niveau d’études élevé. Les salafis ont dans leur grande majorité effectué un cursus dans des universités islamiques du monde arabe (université islamique de l’Émir Abdelkader à Constantine, al-Azhar en Égypte, Qarawine à Fès, Zeytouna à Tunis). Depuis quelques années, à côté de cette première génération de leaders salafis, on trouve une deuxième génération : des hommes entre 20 et 35 ans, nés et scolarisés en Occident, ayant réalisé des études supérieures en sciences islamiques dans les universités de la péninsule arabique (université de Médine, la Mecque, Dar al-Hadith au Yémen…). Dans l’ensemble, les fidèles sont des adultes jeunes ou d’âge moyen. On compte plus d’hommes que de femmes. Généralement, ils ont poursuivi des études secondaires.
On peut repérer deux groupes sociaux. Le premier groupe, qui constitue la majorité des salafis, est composé de personnes issues des classes populaires. Le second est composé de personnes issues des classes moyennes voire supérieures. Une minorité d’entre eux a poursuivi des études supérieures, parfois allant même jusqu’au doctorat. Les autres appartiennent à la petite bourgeoisie commerçante (artisans, commerçants...). De plus en plus de jeunes appartenant au salafisme possèdent des sandwicheries hallal, des taxis-phones, des librairies islamiques, des magasins de vêtements. Certains font de l’import-export entre la France et le Moyen-Orient, d’autres deviennent artisans taxi ou encore vendent des produits sur les marchés. Cette fibre pour les activités commerciales se fonde pour une raison essentielle : pour les épigones du salafisme, le Prophète, modèle par excellence, étant lui-même commerçant, il est bien vu de se lancer dans le négoce.
Au-delà de ces caractéristiques sociologiques, ce qui est plus prégnant est la nature de la composition "ethnique" de la mouvance salafiste. À côté de personnes issues de familles de tradition musulmane venues en France pour des raisons économiques (Maghrébins, Maliens, Sénégalais...), une très forte proportion de salafis sont des convertis à l’islam, issus de familles de tradition catholique.
Comment s’est passée votre intégration dans les différents groupes salafis ?
J’ai commencé mes recherches juste après les attentats du 11 septembre. On était alors dans une période de stigmatisation du salafisme, considéré comme à l’origine de ces attentats et de la création d’Al Qaeda. Les salafis en avaient donc assez d’être systématiquement pointés du doigt, et ma recherche était l’occasion pour eux de présenter le "vrai" visage du salafisme comme mouvement non-violent et apolitique. Les salafis m’ont donc accueilli assez facilement à partir du moment où ils savaient que l’objectif de mes recherches était de comprendre leur mouvement. Des tensions ont commencé à apparaître à partir du moment où certains d’entre eux ont lu sur internet des interviews de moi sur le sujet. Parce que j’étais dans une posture de déconstruction du salafisme et parce que je n’étais pas dans une présentation apologétique, des tensions sont apparues. J’ai toutefois pu continuer mes recherches parce que les groupes salafis ne se connaissent pas nécessairement entre eux. Ceux de Seine-Saint-Denis ne côtoient pas ceux de Nanterre, et donc si j’étais mis à l’index chez les uns, je pouvais encore m’intégrer chez les autres.
Le salafisme est-il un mouvement violent ?
Cela dépend de quel salafisme on parle. Pour le salafisme de type révolutionnaire, oui on est face à de la violence et une légitimité de la violence physique -quelle qu’elle soit- par des principes religieux. Or, on assiste depuis un certain nombre d’années à un essoufflement de ce type de salafisme en France. Les partisans ont du mal à recruter de nouveaux adeptes. Dès lors va se développer un cyberjihad faisant la promotion du jihad et appelant à soutenir des salafis révolutionnaires en prison. Pour le salafisme de type politique et quiétiste, il s’agit d’une violence verbale et psychique. A partir du moment où vous rentrez dans ce genre d’organisation, vous devez vous plier aux règles et aux préceptes, sinon vous êtes mis à l’index et vous n’êtes pas cooptés par le reste du groupe. Il y a également une violence verbale chez les salafistes à l’égard de la France et des valeurs dominantes de l’Occident. La démocratie, la mixité etc. sont considérés comme extérieures à l’islam, et la France est attaquée de façon véhémente.
C’est un discours qui apparait d’ailleurs avant la "salafisation" de l’individu et qui est partagé parmi certaines catégories de jeunes issus de quartiers populaires, et qui trouve une caution religieuse et justifie cette mise à distance de la France, de l’Occident, dont les valeurs sont jugées incompatibles avec une bonne pratique de l’islam. Il faut toutefois rappeler que le salafisme est une tendance ultra-minoritaire, dont le nombre total de sympathisants ne dépasse pas plus de 0,3 % par rapport à l’ensemble des musulmans de France. Selon les renseignements généraux, les salafis seraient près de 12000 et contrôleraient environ une trentaine de lieux de culte sur les 2000 présents en France.


1 commentaire:

  1. Laurent Bonnefoy :

    Les relations religieuses transnationales
    contemporaines entre le Yémen et l’Arabie
    Saoudite : un salafisme « importé » ?

    http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/37/21/24/PDF/these_Bonnefoy_salafisme_Yemen_KSA_leger.pdf

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