lundi 21 mai 2012

Lettre adressée par Bourguiba du Caire, à Salah Ben Youssef.

Superbe analyse mettant bien le doigt sur l'obscurantisme des religieux qui sont toujours un frein pour le progrès. Il y est question de l'Islam, de la Zitouna et des extrémistes. Certains passages sont prémonitoires !
Et dire que le chemin de ces deux hommes se sont séparés du jour où Salah Ben Youssef voyant que le leadership du parti lui échappait, s'est converti au pan-arabisme par opportunisme espérant un coup de pouce du Raïs Gamel Abdel Nasser, grand aventurier, leader du pan-arabisme d’alors, pour évincer Habib Bourguiba. 
Le Raïs lui a recommandé de liquider physiquement Bourguiba et de lancer "jaich el arab" (l'armée arabe) à partir du sud pour libérer la Tunisie. Ce fut un flop car les gens du sud étaient acquis au Néo Destour et au nationalisme antinomique du pan-arabisme ! 
Une lubie qui en rappelle une autre, preuve de l'amateurisme en politique de ce leader égyptien encore vénéré aujourd'hui par les nostalgiques du pan-arabisme : il avait ameuté les "peuples arabes" pour libérer la Palestine avec le résultat catastrophique que l'on sait ; alors qu'à l'époque Bourguiba recommandait aux palestiniens d'accepter le partage de l'ONU, quitte après à mettre en oeuvre d'autres moyens pour récupérer leur terre. 
En somme toujours des solutions militaires du général Nasser, contre des solutions politiques de Bourguiba le visionnaire.
R.B
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Lettre adressée par Bourguiba du Caire, le 25 mai 1951, à Salah Ben Youssef.



"Je reprends ma conversation. Je n'ai pas voulu poster cette lettre hier. J'ai préféré attendre le départ d'un ami pour la lui confier. Je me suis longuement étendu sur le problème zitounien parce que j'estime qu'il dépasse notre vieux différend avec les " archéos ". C'est un problème qui est en train d'évoluer vers une direction dangereuse, un problème dont les éléments ne sont déjà plus ceux d'avril 1950, un problème qui se pose, au surplus, avec plus d'acuité dans tous les pays musulmans arrivés à l'indépendance. 
Il ne faut pas s'y tromper : à côté et au-dessus du différend initial sur les réformes de l'enseignement zitounien, il y a - chez les chefs, chez les pontifes - la conscience nette du danger que constituerait pour eux l'accession au pouvoir des leaders du Néo-Destour, de formation occidentale et de mentalité progressiste. 
Je vous raconterai toutes les difficultés qu'éprouvent les gouvernements des pays musulmans que j'ai visités, à résister à l'opposition insidieuse des exaltés de l'Islam, à mentalité zitounienne, qui sévissent dans ces pays et résistent à cette adaptation de l'Islam aux nécessités de la vie internationale moderne (Ikhwan el-muslimin au Moyen-Orient, Djamaâ el-Islam, au Pakistan, opposé à la Ligue musulmane présidée par Liakat Ali Khan, Dar-ul-Islam, tenant encore le maquis en Indonésie, Fidayn el-Islam en Iran etc…) 

J'ai assez longuement développé cette question dans mon interview à la " République Algérienne " dont je vous ai envoyé une copie pour être publiée dans " Mission " Le danger en Tunisie, c'est qu'en se posant à nous avant notre libération, avant la reconquête de notre souveraineté, ce problème risque de diviser prématurément le peuple en deux factions irréductibles, ce qui aurait pour résultat de retarder (notre libération)… Peut être qu'une garde zitounienne destinée à faire pièce à la " Voix de l'étudiant zitounien " est une bonne chose, à flatter même leurs ambitions, à dissiper leurs inquiétudes, à empêcher à tout prix que l'antagonisme ne dégénère en une guerre inexpiable qui ne fera l'affaire que du colonialisme… C'est pourquoi il convient, tant que nous n'avons pas fini avec notre principal adversaire, de ménager les zitouniens en vue de les gagner, de faire preuve de patience et de sang-froid avec les chefs, de maintenir surtout le contact avec les étudiants, en grande majorité de bonne foi, de façon à les empêcher de devenir les troupes de choc d'un quarteron d'intrigants, d'ambitieux ou de fanatiques qui au fond d'eux-mêmes préfèrent encore la domination française qui leur garantit un certain prestige à l'indépendance nationale avec le Néo-Destour. 

C'est pourquoi pressentant dès 1949 (à mon retour du Caire) la gravité de ce problème, j'ai essayé de neutraliser, voire de conquérir Fadhel Ben Achour (en exploitant le respect qu'il avait pour moi personnellement), en vue de priver le clan religieux de la seule tête pensante et agissante qu'il possède en Tunisie. Je me demande s'il ne sera pas trop tard à mon retour en Tunisie pour reprendre cette tentative, maintenant que le sang a coulé entre nous et que les positions se sont durcies de part et d'autre. Ce serait réellement dommage. 
Le même problème, le même antagonisme, se pose, je le répète en Egypte, en Syrie, au Pakistan, en Indonésie, mais il y est moins redoutable parce que le pouvoir dans ces pays est entre les mains de progressistes qui se rendent compte que seule une adaptation de l'Etat musulman aux nécessités de la vie internationale et du monde moderne est en mesure de garantir la survie, le développement et le progrès du monde musulman et, partant, de l'Islam. J'ai eu de longues conversations à ce sujet avec Slaheddine Pacha, Liaquet Ali Khan, Soekarno et aussi avec les leaders des clans adverses. 

Tâchez donc de faire un effort pour voir ce problème de haut, de très haut, de dominer la voix du sentiment, d'obtenir surtout que nos militants réalisent le danger mortel que constituerait pour nous, en cette période difficile, où nous sommes si vulnérables, une lutte inexpiable sur deux fronts, le bénéfice et les possibilités qu'une telle lutte offrirait à la France colonialiste pour perpétuer sa domination. 
Je suis sûr que si vous arrivez à regarder ce problème de cette altitude, la solution n'est pas difficile à trouver. J'en ai fini. Je vous envoie, à tous, mes sentiments les plus affectueux." 

Bourguiba



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