lundi 11 novembre 2013

Le Marx de l’islamisme radical


Si Hassan al-Banna est le père fondateur des Frères musulmans, c'est à Sayyied Qutb qu'il revient d'avoir radicalisé ce mouvement politique ! Il est le Karl Marx de l’Islamisme politique.

Le communisme de Karl Marx comme l'islamisme de Sayyid Qutb, ce sont des doctrines totalitaires ! Si pour la première, dieu est mort ; pour la deuxième, tout se fait à son nom !
R.B


"Sayyid Qutb and the Origins of Radical Islamism"

Exécuté par Nasser en 1966, Sayyid Qutb fut l’idéologue des Frères musulmans. Aujourd’hui plus que jamais un théoricien de référence pour de nombreux dirigeants, même modérés, de la mouvance islamiste, il est surtout le mentor des courants les plus violents : les mouvements jihadistes, et Al-Qaïda en particulier. Son obsession : créer un État islamique.

Le Livre

Sayyid Qutb et les origines de l’islamisme radical
sayyid qutb and the origins
Columbia University Press

Peu d’hommes ont aussi fortement contribué à la substance de l’islam politique moderne que Sayyid Qutb. Avec sa personnalité timide et sensible, l’intellectuel égyptien campait un Savonarole bien improbable. C’est pourtant avec une véhémence croissante qu’il érigera l’islam en remède aux maux de son temps, à la faveur d’une œuvre foisonnante dont l’ardeur est le parfait reflet de l’effervescence anti-impérialiste des années 1950. La fusion singulière, chez Qutb, du socialisme romantique et du néopuritanisme musulman a touché une corde dont l’écho se fait entendre haut et fort aujourd’hui encore.
Incarcéré par le régime militaire laïc égyptien avec des milliers de membres, comme lui, de l’organisation des Frères musulmans, Qutb fut exécuté en 1966 pour complot contre l’État. Longue et savoureuse sera sa revanche posthume. Quelques mois tout juste après la pendaison de l’idéologue, la victoire écrasante d’Israël dans la guerre des Six-Jours n’infligera pas seulement une humiliation personnelle à son persécuteur numéro un, le président Gamal Abdel Nasser ; elle discréditera aussi la version nassérienne du nationalisme arabe et renforcera ceux qui, à l’image de Qutb, voient dans les malheurs de l’Égypte le châtiment imposé par Dieu à un pays qui s’est détourné de la foi.
Dans les années 1970, le successeur de Nasser, Anouar el-Sadate, libère les Frères emprisonnés, précipitant la scission de l’islamisme égyptien [lire l’article de Marc Lynch p. 30]. Une majorité quiétiste se replie sur la prédication, avec pour but de transformer la société de l’intérieur. Des groupes activistes affirment au contraire, dans le sillage de Qutb, que seuls les actes et l’exemplarité d’une avant-garde révolutionnaire peuvent être porteurs de changement. Les jihadistes qui assassineront Sadate en 1981 obéiront ainsi au principe édicté par Qutb, selon lequel même un dirigeant formellement musulman peut être une cible légitime s’il est incapable d’imposer un gouvernement « islamique » conforme à la définition étroite qu’en donnent les radicaux.
Trois décennies plus tard, la grande fraternité islamiste a mené à la victoire électorale la révolution qui avait renversé le successeur de Sadate, Hosni Moubarak. Profondément ancrés dans la société et politiquement aguerris par les années de répression, les Frères musulmans ont conquis à la fois le Parlement et la présidence. Au sein de l’organisation elle-même, les jusqu’au-boutistes, souvent qualifiés de qutbistes, avaient évincé peu avant les dissidents libéraux. Mohamed Badie, l’actuel Guide suprême de la confrérie, a bien connu Qutb lors de leur séjour commun dans les geôles nassériennes des années 1960. Mohamed Morsi [élu à la présidence en 2012], l’un des principaux lieutenants de Badie, a pour sa part présenté Qutb comme un penseur qui « libère l’esprit et touche le cœur » et propose « la vraie vision de l’islam que nous recherchons ».
Au-delà de l’Égypte, dans l’ensemble des pays à majorité musulmane ou presque, les partis islamistes de toutes nuances dominent aujourd’hui la vie politique ou représentent la principale force d’opposition. Pour nombre de ces mouvements, Sayyid Qutb reste un mentor. Le Guide suprême de la République islamique, l’ayatollah Ali Khamenei, a traduit lui-même en farsi plusieurs des livres de l’intellectuel égyptien, et l’Iran révolutionnaire a commémoré son « martyre » sur l’un de ses premiers timbres-poste. L’actuel Premier ministre marocain, Abdelilah Benkirane, dont le parti prône un islamisme bien plus tolérant et dilué, a déclaré que la lecture de Qutb lui avait ouvert les yeux, changeant sa vie.
Mais c’est à l’extrême le plus violent du spectre fondamentaliste que l’influence de Qutb s’est révélée la plus profonde. Parce qu’il concevait le mouvement non pas simplement comme une lutte pour la réforme, mais comme une manière de mener une guerre perpétuelle du bien contre le mal, l’intellectuel égyptien a favorisé l’adoption par certains de tactiques extrêmes. Oussama Ben Laden étudia un temps sous l’autorité du jeune frère et disciple de Qutb, Mohamed, qui s’était réfugié en Arabie saoudite dans les années 1970 et enseigna longtemps dans une université de La Mecque. Ayman al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden à la tête d’Al-Qaïda, a dit pour sa part de Qutb qu’il avait « attisé le feu de la révolution islamique contre les ennemis de l’islam en Égypte et à l’étranger ». L’œuvre de l’idéologue est l’une des références cardinales des mouvements islamistes armés, depuis le Front Moro de libération islamique aux Philippines jusqu’aux chebabs somaliens (1).
Boko Haram, un groupe jihadiste dont les attentats dans le Nord à majorité musulmane du Nigeria ont fait des milliers de victimes depuis la création du mouvement en 2002, est à bien des égards l’expression d’une philosophie qutbiste ramenée à l’essentiel. Son nom associe le mot arabe haram, qui signifie interdit ou religieusement prohibé, avec le terme pidgin pour « livre », qui renvoie ici à la culture occidentale en général. L’indigénisme fanatique de Boko Haram trouve son fondement intellectuel dans cette conclusion tirée par Qutb : la construction d’une utopie musulmane passe par le rejet de tous les éléments étrangers à l’islam.
Il est bien sûr excessif d’imputer à un seul homme et à son œuvre un impact aussi profond, étendu et varié. Sayyid Qutb ne se berçait pas de tant d’illusions sur sa propre importance, et aurait sans doute été horrifié d’apprendre que sa doctrine allait servir à justifier des actes terroristes de masse. La métamorphose de cet étudiant provincial, d’une piété propre à son époque et à son milieu, étranger aux mœurs frivoles du Caire dans les années 1920, en critique virulent puis en idéologue aigri et radical rappelle davantage Marx ou Engels que Lénine ou Mao. Mais, à la différence des pères fondateurs du communisme, Qutb était moins un théoricien novateur ou un brillant opportuniste qu’un pur produit de son temps, de son cercle intellectuel et de sa situation personnelle.
Son itinéraire idéologique n’en est pas moins fort révélateur de l’évolution de l’islam politique. Par chance, deux nouveaux livres excellents viennent aujourd’hui combler un immense déficit de connaissance, en anglais du moins, sur Qutb. Tous deux sont solides et très documentés. Tous deux replacent sa biographie dans un contexte plus large, ce qui leur permet à la fois de remonter aux sources de la pensée de Qutb et de suivre ses retombées. Tous deux s’efforcent également d’être compréhensifs et équitables. Ces ouvrages se recoupent pourtant moins qu’on ne pourrait le croire.
Le plus éclairant est signé de John Calvert, professeur d’histoire à l’université Creighton, une institution jésuite d’Omaha, dans le Nebraska. L’auteur a également traduit l’un des premiers livres de Qutb, recueil assez charmant de souvenirs d’enfance (2), ce qui l’aide peut-être à mieux comprendre la vision du monde et les motivations de son sujet. Calvert présente sa biographie comme une tentative d’entendre la voix de Qutb, plutôt que de « considérer sa pensée simplement comme une pathologie moderne, sans plus d’esprit critique ».
Tandis que cet historien axe son travail sur la chronologie de la vie de Qutb et du contexte égyptien, James Toth, anthropologue à l’université de New York à Abu Dhabi, sonde davantage son apport intellectuel (3). Il offre une synthèse utile des principaux thèmes explorés et des termes forgés par lui. Ce n’est pas un mince exploit, dans la mesure où le principal penseur des Frères musulmans a écrit d’innombrables articles et plus de vingt livres, parmi lesquels un commentaire du Coran en six volumes.
Un enfant du village
Étrangement peut-être pour un homme d’une telle véhémence, Qutb n’est venu aux Frères musulmans et à l’islamisme que sur le tard. Les débuts de sa vie et de sa carrière ont emprunté un chemin prévisible pour un homme de son époque. Né en 1906, fils aîné d’une famille de notables ruraux respectés mais en déclin de Haute-Égypte, il reçoit une éducation religieuse traditionnelle, la seule que l’on connaisse alors au village, et a mémorisé le Coran avant d’intégrer l’école gouvernementale ouverte de fraîche date.
Élève appliqué, Qutb obtient une place convoitée à l’école normale d’instituteurs du Caire. La capitale égyptienne, dans les années 1920, est une grande métropole grouillante d’animation, où les quartiers chics, avec leurs boulevards bordés de cinémas, de grands magasins et de cafés, jouxtent des bas-fonds dignes du Moyen Âge. La ville est à la fois attirante et répugnante pour les dévots, tant l’immunité dont jouit une élite nonchalamment cosmopolite et dédaigneuse des usages locaux est grande. D’autres membres de la génération de Qutb se souviendront de la jalousie qu’inspiraient aux élèves de son modeste institut de formation la prestigieuse Université égyptienne, avec ses clubs, son raffinement et ses professeurs qui enseignaient en anglais et en français. Influencé par des groupes comme les Boy-Scouts et les chemises noires italiennes, mais résolu à déployer une fierté tout égyptienne, un diplômé issu du même établissement que lui, Hassan al-Banna, fonde les Frères musulmans en 1928.
Sans fortune personnelle, Qutb obtient un poste administratif au sein d’un ministère de l’Éducation en plein essor. Son père étant décédé, ce fils respectueux fait venir sa mère et ses deux sœurs au Caire. Il devait ne jamais se marier ; ses œuvres de fiction trahissent d’ailleurs une réserve timorée envers les femmes (4). Dans les années 1930, le jeune homme s’immerge dans la vie intellectuelle trépidante de l’Égypte d’alors, se faisant un petit nom comme critique et poète. Il est particulièrement agressif, qualifiant de « mouches » ou de « vers » les auteurs qu’il n’aime pas, prenant violemment parti dans les querelles littéraires en cours (5). Mais ses opinions, de plus en plus mâtinées d’appels incisifs en faveur de la justice sociale et d’exhortations à s’arracher aux griffes de l’impérialisme, reflètent les engouements du temps.
Indigénisme enflammé
Par-delà les vagues échos de Marx, Bentham et Mill, avec leurs plaidoyers pragmatiques pour plus d’humanité, Qutb fait retentir une note plus forte de mysticisme romantique. Comme le remarque finement Calvert, l’intellectuel égyptien semble avoir été profondément influencé par la pensée d’Oswald Spengler, qui annonçait l’inévitable déclin de l’Occident matérialiste et décadent, et l’ascension d’un Orient « spirituel ». Ce genre d’idées provoque alors en Égypte un regain d’intérêt pour le passé musulman, vu à travers le nouveau prisme du nationalisme moderne et exprimé dans un arabe « moderne standard » rationalisé.
C’est à ce moment que les mots « islam » et, plus encore, « islamique » commencent à être davantage utilisés en arabe ; en des temps moins conflictuels, il n’était pas besoin de définir la foi des musulmans par opposition à quoi que ce soit. En 1940, comme le souligne Toth, Qutb rédige une dénonciation cinglante de la musique populaire égyptienne. Les censeurs ne devraient autoriser, explique-t-il, que les chansons à vocation spirituelle.
Sa dérive vers l’indigénisme enflammé coïncide avec la Seconde Guerre mondiale. La Grande-Bretagne, qui avait accordé en 1922 l’indépendance formelle à l’Égypte, fait alors valoir le traité de défense mutuelle qui les lie pour placer le pays sous une nouvelle occupation militaire de fait (6). Cette humiliation insuffle à de nombreux Égyptiens une colère tenace. Qutb confiera plus tard l’horreur éprouvée au spectacle des troupes alliées qui « écrasaient des Égyptiens avec leurs voitures comme des chiens ». À la fin de la guerre, il conclut que l’Occident est moralement en faillite. « Les Américains ne valent pas mieux que les Britanniques, et les Britanniques pas mieux que les Français, écrit-il en 1946. Tous sont les fils d’une même civilisation matérielle répugnante, sans cœur ni conscience. »
La guerre de 1948 en Palestine porte un nouveau coup à la fierté égyptienne, et engendre un surcroît de colère contre un gouvernement jugé faible et corrompu. Bien que ni Calvert ni Toth ne creusent la question, la création d’un État juif (en même temps – incidemment – que celle d’un « État musulman » du Pakistan) contribue sans doute à pousser Qutb à une rupture définitive (c’est ainsi qu’il l’envisage) avec l’influence occidentale. À partir de cette date, l’ensemble de ses écrits sont consacrés à l’islam, en un long flot dont l’intention globale semble être de transformer la foi musulmane en un « système » – autre néologisme pour parler de l’islam – universel capable d’occuper un espace à la mesure de l’Occident.
Comme le remarque Calvert, Qutb n’est pas seul dans cette entreprise. L’islamisme moderne plonge ses racines dans le monde de la fin du XIXe siècle, quand certains intellectuels musulmans désirent pallier l’évidente faiblesse de la civilisation islamique face à l’Occident conquérant. Deux contemporains qui font l’admiration de Qutb, les Indiens Abul Ali Maududi et Abul Hasan Ali Nadwi prônent au même moment une renaissance panislamique, conjuguée à un retour aux idéaux puritains et à un regain de combativité. Tous trois pensent qu’un musulman doit être loyal en premier lieu non pas envers sa patrie, mais envers une nation islamique plus vaste. « Quand Qutb et Maududi comparent l’islam à d’autres systèmes, écrit Calvert, ils ne le mesurent pas au christianisme, au judaïsme ou à l’hindouisme, mais aux idéologies rivales du communisme, du capitalisme et de la démocratie libérale. »
Comme ses homologues indiens, l’intellectuel égyptien organise son « système » autour de deux concepts majeurs. L’un d’eux est la hâkimiyya, un mot que Toth traduit par « domination », au sens de complète domination de Dieu sur les affaires terrestres, les règles données par le Coran et l’exemple du Prophète devant régir, plutôt que la loi des hommes, chaque aspect du comportement. L’autre terme, jâhîlîya, signifie littéralement « ignorance ». Jusque-là appliqué au temps de l’ignorance ayant précédé la prédication de Mahomet, il prend ici un sens nouveau, ces idéologues l’appliquant aussi à tout ce qui entrave leur système islamique dans le monde contemporain.
Le livre le plus lu de la première période islamiste de Qutb est un traité sur la notion de justice sociale en islam. Martelant un thème qui imprégnera ses livres ultérieurs, il y affirme que, bien comprise et appliquée, la foi musulmane offre un fondement idéal à la diffusion de la liberté et de l’égalité – une fois encore, ironie de l’histoire, deux termes inconnus des textes classiques et dont la valeur positive est importée d’Occident.
C’est précisément au moment où Qutb est travaillé par ces idées qu’il reçoit de son ministère une bourse pour se rendre en Amérique, sous prétexte d’y étudier le système éducatif. Les spécialistes égyptiens voient dans cet accès inhabituel de générosité étatique l’effet probable du désir d’enrayer la dérive radicale de l’intellectuel ombrageux, ou simplement de lui éviter des ennuis. Le régime relativement libéral qui précéda Nasser [la monarchie du roi Farouk] était enferré dans un conflit chaque jour plus âpre avec les Frères musulmans, qui tuèrent plusieurs représentants de l’État, commirent des attentats contre des commerces juifs – et furent en retour la cible de vagues d’arrestations. Hassan al-Banna lui-même fut assassiné en février 1949.
Quoi qu’il en soit, le séjour de près de deux ans qu’effectue Qutb aux États-Unis ne fait qu’accuser son hostilité envers l’Occident (7). Le prude Égyptien à la peau sombre est horrifié par ce qu’il perçoit comme la lubricité des femmes américaines, et plus encore par le racisme dont il a personnellement à souffrir. À son retour, il émet la suggestion suivante : « Nous devons nourrir chez nos enfants d’âge scolaire des sentiments qui leur ouvrent les yeux sur la tyrannie de l’homme blanc, sa civilisation et sa voracité animale. » Ni Calvert ni Toth ne disent si le ministère égyptien de l’Éducation suivit ce conseil, mais, après le coup d’État de juillet 1952 contre une démocratie chancelante, on inculqua bel et bien aux écoliers égyptiens un nationalisme xénophobe.
La révolution qui porte Nasser au pouvoir porte aussi Qutb, brièvement, à l’apogée de son influence sur le débat public. Imprégnés de l’esprit socialement réformateur et anti-impérialiste dominant à l’époque, les officiers désormais aux affaires voient dans un premier temps les islamistes, et notamment les Frères musulmans, comme des alliés naturels. Quelques jours à peine avant le coup, Nasser lui-même a discrètement rencontré plusieurs dirigeants de l’organisation au domicile de Qutb pour s’assurer de leur soutien. L’intellectuel enflammé est ensuite invité à donner une conférence au club des officiers, en présence du président lui-même. L’ambassadeur américain de l’époque, cité par Calvert, discerne une frappante unité de vues entre le nouveau régime et les Frères. Qutb se voit d’ailleurs offrir la présidence d’un nouveau parti que Nasser, ayant interdit toutes les anciennes formations politiques, se propose de créer.
Quinze ans de travail forcé
Éphémère lune de miel… En février 1953, Qutb adhère officiellement aux Frères musulmans qui, en signe de respect, le nomment à la tête de la section de propagation de l’islam. Cette décision est, de la part de Qutb, à la fois un acte d’engagement politique et un geste de rejet du régime militaire qu’il a commencé de soupçonner, non sans raison, d’avoir pour seule intention de manipuler les islamistes afin de consolider le pouvoir de Nasser. Les musulmans doivent s’unir, déclare-t-il alors, et les Frères sont le seul mouvement capable de tenir tête « aux sionistes et aux croisés colonialistes ».
Dès 1954, les relations de l’organisation avec le régime se sont tellement envenimées qu’un jeune membre sort un pistolet au beau milieu d’un meeting de Nasser et tente de l’abattre. Selon des analyses ultérieures, l’apprenti assassin aurait été encouragé par les propres agents du régime. L’attentat manqué provoque une brutale répression policière contre le groupe, six de ses dirigeants sont pendus comme conspirateurs et Qutb lui-même est condamné à quinze ans de travail forcé.
Incarcéré jusqu’en 1964, il assiste à des actes d’une barbarie épouvantable : torture, utilisation de chiens pour molester les prisonniers, massacre d’un groupe de Frères qui avaient prétendument tenté de s’évader. Brièvement libéré sur la requête du président irakien, que Nasser tenait à se concilier, Qutb est de nouveau arrêté en 1965 lors d’une rafle contre les membres de l’organisation, dont certains cachaient des armes destinées à un projet d’insurrection.
C’est en prison qu’il achève son long commentaire du Coran et qu’il rédige ses manifestes politiques les plus célèbres. Bien que sa connaissance intime des textes sacrés, qu’il aimait tant enfant, donne à sa prose le ton de l’incantation, de l’exhortation, l’expérience de la répression a fait naître en lui une rage contagieuse. La jâhîlîya, ou ignorance, affirme-t-il désormais, renvoie à toute société « qui ne se voue pas à la seule soumission à Dieu ». Puisque même une société musulmane comme l’Égypte s’était montrée rétive à absorber le « remède » de l’islam pur, dit-il, les musulmans purs doivent former une avant-garde pieuse (encore un concept emprunté) pour montrer la voie, par le jihad si nécessaire. À ses yeux, les détails du fonctionnement d’un système de gouvernement ou d’une économie « islamiques » ou ceux de l’application de la charia importent peu. L’essentiel est de créer un État islamique. Le reste suivra. La question rhétorique que pose Qutb tire sa force de sa simplicité : « Qui sait le mieux, vous ou Dieu ? » Depuis, des millions de musulmans ont répondu qu’un Dieu omniscient avait révélé sa volonté irrécusable dans les mots du Coran.
Au cours des années suivantes, les Frères musulmans prendront leurs distances avec les implications les plus radicales des idées de Qutb, en particulier l’affirmation selon laquelle les musulmans n’appartenant pas à l’organisation pouvaient être condamnés en masse comme hypocrites et impies. De nombreux islamistes, aujourd’hui, n’ont jamais lu ses livres. Mais le style paranoïaque de Qutb, et sa vision utopique imprègnent toujours la pensée de ce courant.
Cet article est paru dans la New York Review of Books le 9 mai 2013. 
Il a été traduit par Sandrine Tolotti.

2 commentaires:

  1. Ce qu'il y a d'assez incompréhensible c'est de voir que les délires de cet homme ,car ce n'est rien d'autres, ont pu être suivi par des gens! En réalité le moteur de cette haine , de cette paranoïa est a chercher dans le sentiments d'humiliation. Ces illuminés ont cru qu'en se fanatisant ils redonneraient a leur pays des pouvoirs et un destin brillant alors que ces pays se trouvaient dans les difficultés .Ils ont choisi la mauvaise voie car non content de se redresser ces pays ont encore régressé.

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  2. SI HASSAN ALBANNA EST LE FONDATEUR DES "FRÈRES MUSULMANS",
    C'EST A SAYYIED QOTB QU'IL REVIENT D'AVOIR RADICALISÉ CE MOUVEMENT POLITIQUE !
    Il est le Karl Marx de l’islamisme radical.

    Leurs points communs entre communisme et islamisme :
    - Deux utopies,
    - Les deux prétendent faire le bonheur des hommes malgré eux,
    - Deux doctrines totalitaires,

    La différence essentielle entre les deux :
    - Pour l'un, dieu est mort,
    - Pour le seconde, tout se fait au nom de dieu !
    Sayyid Qutb : " La construction d’une utopie musulmane passe par le rejet de tous les éléments étrangers à l’islam."
    - Ce qui fait de l'islamisme, une dictature théocratique,
    - Alors que le communisme invoque la dictature prolétarienne !

    Et des deux la pire est la dictature théocratique puisqu'on ne peut discuter les "commandements" de dieu, entendez ceux qu'on fait à son nom !!

    http://www.youtube.com/watch?v=W02j-tBE_l8

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