vendredi 21 février 2014

Mehdi Jomaa, un nouveau Premier ministre tunisien trop beau pour être vrai

Par Nicolas Beau,


L'état de grâce dont bénéficie le nouveau Premier ministre, Mehdi Jomâa, aussi bien en Tunisie qu'à l'étranger, est fragile. Surtout si la transition vers les élections se prolonge au delà d'octobre 2014.

"Tout le monde se parle ici à Tunis", confiait Bertrand Delanoë, le maire de Paris natif de Tunisie, lors de la visite express que fit le président François Hollande, le vendredi 7 février, à l'invitation du président tunisien Moncef Marzouki. Il est vrai que la nomination d'un nouveau Premier ministre au dessus de tout soupçon, Mehdi Jomaa, est aujourd'hui à l'origine d'un vrai soulagement. On est sorti enfin du climat délétère qui régnait en Tunisie alors que le gouvernement des islamistes et de leurs alliés n'avait guère plus de prise sur le pays livré à l'insécurité et à des formes nouvelles de terrorisme. Le syndrome égyptien où le pays revient au point de départ, une dictature militaire, est pour l'instant écarté.
Monsieur Jamaa bénéficie en effet d'un certain nombre d'atouts. Après avoir vécu essentiellement à l'étranger, il n'a pas eu le temps de se faire beaucoup d'ennemis dans le microcosme tunisien. Sa qualité d'ancien cadre supérieur du groupe Total lui donne l'aura d'un "sauveur" au dessus des partis et des contingences. Enfin le fait qu'il se soit engagé à ne pas se présenter aux prochaines élections laisse de la place à tous les autres. En effet dans un pays qui a vu éclore une centaine de partis et où le président intérimaire, Moncef Marzouki, a fait baisser considérablement le niveau de la fonction exercée au Palais de Carthage, ils sont quelques dizaines au moins à se sentir investis d'un destin présidentiel.

Mehdi Jomaa, un "laïc islamiste"!
Cet état de grâce est salué en interne par le principaux responsables politiques qui ne tarissent pas d'éloges sur la personnalité et le parcours de Mehdi Jomaa, un véritable laïc islamiste, ou l'inverse. Voici un proche de l'ancien Premier ministre Beji, principale figure de l'opposition aux Frères Musulmans, qui décrit Mehdi Jomaa comme "un laïc" décidé à remettre les barbus à leur place. Mais du côté des islamistes, on salue de la même façon la hauteur de vues et l'intégrité du Premier Ministre. "C'est un véritable ami", confie Habib Mokni, un des fondateurs du Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), l'ancêtre d'Ennadha. Lequel Mokni s'est opposé à l'autoritarisme de Ghannouchi depuis les années 2005-2006, notamment sur les modalités d'un compromis avec le régime de Ben Ali.
Une certitude, Jomaa, formé dans la grande école d'ingénieurs de Tunis très marquée par les idées fondamentalistes, avait dans sa jeunesse des sympathies marquées pour les islamistes. Ses cinq enfants ont fréquenté les écoles coraniques à Paris. Ce qui n'empêche pas la gauche sociale démocrate de se montrer tout aussi enthousiaste.  Les proches du président de la Constituante Ben Jaffar, membre de l'Internationale socialiste, affichent leur proximité avec lui. Sans parler de l'appui que lui ont apporté, unanimes, aussi bien le grand syndicat tunisien, l'UGTT, clé de voûte du système politique tunisien et l'UTICA, l'équivalent du Medef à Tunis. 
Admirable conciliateur, le Premier ministre fait coexister au sein de son gouvernement des ministres islamistes pur jus, notamment à l'Intérieur et aux Affaires religieuses des hommes de l'ancien régime, comme le titulaire du ministère de la Justice, et encore des personnalités compétentes et indépendantes, mais sans grande expérience politique. On dit que le frère du Premier ministre, ancien ambassadeur en Turquie, joue un rôle déterminant dans la nouvelle configuration politique. Espérons qu'il ne devienne pas un vice roi à l'égal du frère de Bouteflika en Algérie.  
Les alliés traditionnels de la Tunisie, les Américains en tête, veulent croire que le printemps arabe qu'ils avaient appelé de leurs voeux puisse trouver une fin heureuse en Tunisie. Nous l'espérons aussi. C'est que l'actualité en Egypte, en Syrie et en Libye n'a guère confirmé les espoirs de voir les dictatures du monde arabe basculer dans le pluralisme et la démocratie. Reste l'exception tunisienne que les Américains, en phase notamment avec la Turquie qui a beaucoup œuvré, en relation avec l'Allemagne, pour la nomination de Mehdi Jomaa, sont décidés à soutenir de toutes leurs forces. Le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, a rendu visite le 18 février au nouveau Premier Ministre tunisien. Le président Obama, quelques jours plus tôt, lui avait téléphoné pour le féliciter de l'adoption de la constitution.

Mauvais présage
Hélas dimanche matin, la constitution d'un vrai faux barrage, à hauteur de la ville de Jendouba dans l'ouest du pays, a coûté la vie à quatre personnes, dont deux membres des forces de l'ordre. Cette tragique première en Tunisie est venue rappeler qu'une hirondelle nommée "Jomaa" ne ferait pas à elle seule le printemps (arabe).
Le risque sécuritaire s'est considérablement aggravé. Le départ d'Ennahda du pouvoir est vécu par certains dirigeants salafistes, y compris au sein du mouvement islamiste, comme un recul. De plus, la situation financière catastrophique laisse sans marges de manœuvre pour l'actuel gouvernement. Le budget de l'Etat est passé depuis trois ans de dix à seize milliards d'euros, les dépenses de fonctionnement sont structurellement déficitaires de quatre milliards d'euros par an ... Et pour cause, les traitements des fonctionnaires ont augmenté de 45% en trois ans.

Dans un tel contexte, il faudrait aller vite en besogne et accélérer le calendrier électoral. Or ce qui frappe aujourd'hui chez la plupart des responsables politiques et des intellectuels influents en Tunisie, c'est qu'aucun n'est conscient de l'urgence de la situation. La Tunisie des oubliés, une fois de plus, frappe à la porte. Mais les palabres dans les superbes restaurants de la "Principauté de La Marsa" et autres Gammarth couvrent les revendications pressantes, haletantes d'une société paupérisée ...

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