jeudi 18 août 2016

Les Lacombe Lucin biberonnés au wahhabisme, la nouvelle épidémie de croyance

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Boris Cyrulnik

Les nigauds qui gobent n'importe quoi

La première partie de ce texte est à lire ici: Quand l'État est défaillant, les sorcières apparaissent
L'exemple parfait du gogo-martyr qui s'offre un moment d'illusion de puissance, se trouve dans le film de Louis Malle "Lacombe Lucien". En 1942, un pauvre gosse handicapé, intellectuellement limité, constamment humilié, trouve soudain sa revanche en s'engageant dans la milice. C'est lui qui désormais fait régner la terreur : bref moment de mauvais bonheur avant le naufrage. Ce n'est pas Lacombe Lucien qui a inventé la collaboration mais puisqu'elle était là, dans son contexte culturel, elle lui offrait une occasion de revanche tragique. On peut tenir le même raisonnement pour ces jeunes largués de notre culture. Honteux de leurs échecs successifs, humiliés par l'épanouissement des autres, ils trouvent dans une idéologie qu'ils ne connaissent que par quelques slogans, l'occasion d'une brève victoire. Le terrorisme leur offre un engagement immédiat, un éclair d'héroïsme, comme une course à l'Amok moderne.
Les "biens élevés", dans de gentilles familles chrétiennes ou musulmanes, connaissent eux aussi des moments de fragilité. Ils sont fortement majoritaires dans une population de candidats terroristes. Plus de 80% des jeunes garçons et filles qui partent en Syrie, pour faire une sorte de voyage initiatique, offert par la Turquie sont issus de familles qui ont bien fait leur boulot.
Ces jeunes ont été aimés par leurs parents dans une culture en paix qui les acceuille plutôt bien, même quand ils sont d'origine étrangère. Ces parents dévoués qui rêvaient de voir leurs enfants s'intégrer dans la nouvelle société française, reçoivent un coup de massue alors qu'ils croyaient que tout allait bien. Quinze ou vingt ans d'efforts affectueux sont anéantis par un message stupéfiant : "Papa, je pars faire le Jihad... Maman je t'aime, ne t'inquiète pas." Un immense malheur foudroie ces parents qui sont aussitôt torturés par leurs voisins : "Voilà où mène l'Islam... vous les avez trop gâtés... vous êtes responsable des attentats qu'ils vont commettre." Ces mères religieusement voilées, comme l'étaient les chrétiennes qui n'osaient pas "sortir en cheveux", à l'époque où le conformisme ambiant leur faisait croire que c'était un signe de "femme de mauvaise vie", n'osent plus vaquer à leur vie quotidienne.
Ces jeunes, trop adaptés aux routines scolaires et familiales arrivent à l'âge où l'on a besoin d'épopée. Le surgissement du désir sexuel les invite à quitter leur douce famille protectrice, et la nécessaire fierté de devenir indépendant les pousse à tenter l'aventure sociale. Mais voilà, pour ces jeunes, il n'y a plus d'aventure sociale ! Seule la minorité remarquable des gamins des beaux quartiers a accès aux grandes écoles, aux beaux métiers et à la trépidante vie internationale. Un grand nombre de jeunes bien élevés ne sont plus accueillis par notre culture. La longueur des études, les nouveaux métiers où un seul technicien remplace 100 personnes, crée un peuple flottant de jeunes désengagés qui, pour faire quelque chose quand même, s'engagent dans l'armée, s'inscrivent au service civique ou payent leur voyage pour travailler dans une ONG.
Quelques uns parmi ces jeunes, qu'ils soient bien ou mal élevés, entendent un récit venu d'ailleurs qui monopolise la parole publique. Ce récit est structuré comme un langage totalitaire. Très simple, il martèle quelques slogans qui provoquent l'indignation, une émotion qui déclenche un engagement sans réflexion : "Les vrais musulmans sont persécutés et humiliés par les Juifs et les Américains." (Depuis deux ans, les Français sont désignés comme les persécuteurs avant les Américains). C'est donc le plus logiquement du monde que les Salafistes qui se disent les seuls vrais musulmans (2%) offrent à Dieu quelques martyrs qui assassinent le plus possible de mécréants. Les musulmans qui travaillent, qui font des études et participent à la culture occidentale sont appelés "traîtres" ou "collaborateurs" comme Lacombe Lucien. C'est donc au nom de leur morale religieuse qu'il convient de les tuer. "Enfin une épopée" pensent ces jeunes Français, flottant autour d'une société qui n'ouvre plus ses portes. Eux aussi sont escroqués par le discours simpliste de la lutte du Bien contre le Mal, du Diable contre le Bon Dieu, des vrais musulmans contre le reste du monde.
Cette stratégie de prise de pouvoir n'est pas nouvelle. Les Turcs pensaient que les Arméniens allaient les trahir en pactisant avec les Russes. Beaucoup de Rwandais affirmaient que les Tutsis devaient leurs richesses et leurs diplômes à l'écrasement des Hutus. Et pendant tout le Moyen-Âge, la chrétienté réagissait à chaque malheur naturel ou social (épidémies, famines ou guerres) en expliquant que le Diable avait pactisé avec les Juifs, les lépreux, les fous et les hérétiques. L'Église luttait ainsi contre les dissidences en désignant un groupe responsable du malheur.
L'épidémie de croyance au Diable, en durant plusieurs siècles, a consolidé le pouvoir de l'Église : "Si vous ne vous soumettez pas aux bien-pensants, c'est que vous avez pactisé avec le Diable." On peut donc penser que l'épidémie d'attentats qui détruit le Proche-Orient, et frappe l'Occident constitue une tentative de dictature religieuse. Le problème est que cette minorité, follement riche, peut se payer d'excellents techniciens, des armées de mercenaires, des informaticiens de haut-niveau, des journalistes talentueux et de très bonnes écoles religieuses où, depuis 20 ans, on fanatise les enfants dés la maternelle. J'ai vu à la télévision libanaise, tous les soirs un feuilleton reprenant le Protocole des Sages de Sion qui avait permis aux nazis de déclencher des pogroms. J'ai vu des dessins animés où on expliquait aux tout-petits que les juifs mangeaient le cœur des enfants arabes. Les excellents techniciens font des montages qu'ils envoient à toutes les télévisions du monde, gouvernant ainsi l'opinion des masses. Il y aura toujours des paumés mal développés, des flottants mal accueillis, et des esprits totalitaires heureux de mordre à cet hameçon.
De tous temps, les médias ont constitué un outil pour manipuler l'opinion. Au Moyen-Âge le colporteur, par ses récits, provoquait des rumeurs. Hitler prenait des leçons de posture avec un chanteur d'opéra qui lui apprenait les gestes qui déclenchent l'émotion, comme Charlie Chaplin nous l'a démontré dans son film "Le Dictateur" (1939). Le photographe Hoffman composait de magnifiques photos d'Hitler entourés de merveilleux jeunes gens désireux de mourir pour sauver la belle culture aryenne. Et la cinéaste Leni Riefenstahl, mettait en scène, un beau peuple de surhommes blonds qui allait apporter mille ans de bonheur à l'Humanité, à condition de bien obéir au chef et de ne pas penser.
Le sénateur Mc Carthy au États-Unis, de 1950 à 1954, avait lui aussi déclenché une épidémie de croyances en une invasion communiste. Grâce à des mises en scènes filmées et régulièrement diffusées à la télévision américaine, il avait affolé le peuple. Grâce à une avalanche de dénonciations, quatre millions d'américains ont perdu leur emploi, et quelques uns sont morts sur la chaise électrique et tous ceux qui hésitaient à participer à la chasse aux communistes étaient considérés comme des traîtres.
Pendant le Seconde Guerre mondiale, en France, en Allemagne et dans plusieurs pays européens, ceux qui allaient au commissariat pour dénoncer des Juifs étaient héroïsés : ils touchaient une prime équivalente à 300 euros quand ils dénonçaient "un Juif important" et 50 euros pour un enfant. On les admirait.
Ces épidémies de croyance ont toutes été déclenchées par de petits groupes qui désiraient prendre tout le pouvoir, religieux, idéologique, financier et parfois même scientifique. Lyssenko a tenté de révolutionner la génétique grâce à son amitié avec le plus grand savant de tous les temps : le camarade Staline.
Il existe une situation quasi-expérimentale du déclenchement d'une épidémie psychique et de son arrêt possible : il s'agit des épidémies de suicide. Elles ont probablement toujours existé, mais la première épidémie décrite fut celle de "l'effet Werther". Quand Goethe a publié en 1774, "Les souffrances du jeune Werther", où le héros se suicide parce qu'il a été éconduit par la douce Charlotte, l'événement artistique provoqua une telle émotion qu'il fut suivi de nombreux suicides de jeunes gens. Ils s'habillaient et se coiffaient comme Werther, exprimaient leur désespoir affectif, puis se tiraient une balle dans la tête, comme l'avait fait le héros de Goethe. L'épidémie fut tellement contagieuse que les maires des grandes villes décidèrent d'interdire le livre.
À partir des années 1970, des travaux épidémiologiques ont cherché à vérifier l'effet Werther. En effet, dans les mois qui ont suivi le suicide de Marilyn Monroe en Avril 1962, il y eu une nette augmentation des suicides. Le même phénomène est régulièrement chiffré après le suicide de belles actrices ou de chanteuses à succès.
Le modèle infectieux propose une métaphore pour expliquer ce phénomène à la fois individuel et socio-culturel : quand un agent infectieux circule dans l'air ou dans l'eau, les sujets fragiles sont les premiers infectés. Quand le chanteur Leslie Cheung, s'est jeté d'un immeuble de Hong-Kong, on a noté la semaine suivant, entre le 2 et le 9 Avril 2003, 1.243 suicides identiques. Même constat pour les épidémies de suicides par le feu, le gaz carbonique, ou certains médicaments. Les Berseks scandinaves et les Amok asiatiques ont-ils subi le même effet ?
Le mode narratif participe fortement à la contagion. Quand la suicidée est belle et émouvante comme Romy Schneider, quand le journaliste raconte l'histoire d'un homme méritant qui se suicide parce que la société n'a pas reconnu sa valeur, ce type de récit est suivi d'effet Werther. En revanche la brute conjugale qui tue sa femme puis se suicide, ne provoque aucune contagion parce que la réprobation empêche l'identification. Beaucoup de paumés de banlieues se sont identifiés à Mohamed Merah parce que ses crimes et son "suicide" mettaient en scène leurs propres fantasmes : la revanche des humiliés.
Aujourd'hui, quand les armées occidentales vont au feu, on note trois fois plus de morts par suicide après le retour au camp. Lors des premières guerres Israélo-arabes, les journalistes glorifiaient les soldats qui se suicidaient, autant que ceux qui étaient mort au combat. La courbe de suicides augmentait régulièrement. Sam Tyano, psychiatre à Tel-Aviv, invita les journalistes à modifier la manière dont ils parlaient de ces morts. Deux ans plus tard la courbe des suicides avaient nettement chuté.
Depuis Durkheim, sociologue à la fin du XIXe siècle, on sait que tout bouleversement social provoque un pic de suicides, même quand il s'agit d'une amélioration, comme on le note en Chine. Mais il faut préciser qu'au cours de ce phénomène social, ne se suicident que ceux qui ont été vulnérabilisés au cours de leur développement éducatif précoce.
La métaphore infectieuse est désormais confirmée : un microbe verbal se propage par les récits culturels, mais ne contamine que les individus qui ont été fragilisés par une carence éducative familiale ou culturelle précoce.
Quand Jeannette Bougrab, pour le gouvernement précédent, m'a réclamé un rapport sur le suicide des enfants en France, certains journalistes m'ont questionné le jour même sur ce que j'allais dire dans ce rapport, me demandant ainsi de conclure avant d'avoir commencé à travailler. La plupart des journalistes et des décideurs politiques ont joué le jeu en parlant non plus de suicides, mais en insistant sur la prévention du suicide. Ce narratif a fourni les preuves de son efficacité où les associations jouent un rôle majeur.
Avant de parvenir à cette politique d'apaisement, il a fallu argumenter avec d'autres journalistes et cinéastes qui voulaient faire des films sur le suicide. Je pense à cette vidéo où l'on voyait une jolie adolescente couler au fond d'une eau verte, tandis que ses cheveux blonds et sa robe bleue flottaient joliment autour de la noyée. Je pense à ce journaliste à qui je demandais de remplacer l'expression "courage de se suicider" par "crise suicidaire" qu'on pouvait apaiser par un simple coup de téléphone. Vexé, il m'a répondu : "Je connais mon métier."
Nous vivons actuellement une période critique. Les épidémies de croyances sont régulières et meurtrières dans toute l'histoire humaine. L'argent fou du Proche-Orient et la mondialisation instantanée des informations donnent à ces épidémies une puissance immense. Les musulmans payent très cher cette catastrophe culturelle, et nous aussi.
Il y aurait deux mauvaises solutions :
1 - Ne pas riposter
2 - Trop riposter.
Ne pas riposter reviendrait à laisser le pouvoir aux Jihadistes. Trop riposter reviendrait à employer les mêmes armes qu'eux pour déclencher des guerres de religion en Occident, comme, elles existent au Proche-Orient, ce qui donnerait le pouvoir aux régimes totalitaires.
Peut-être pourrait-on résister à cette épidémie :
- En augmentant la solidarité de toutes les religions.
- En luttant contre les carences éducatives et culturelles des jeunes. 
En développant la connaissance des autres cultures.
- Et en s’entraînant, nous tous, à l'exercice du jugement afin de ne pas se laisser fanatiser.

Pas facile, mais pas impossible.

L'histoire des cultures a toujours été enrichie quand elle parvenait à résoudre ces problèmes.

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