lundi 9 janvier 2017

Les Ibn Saoud, au service de la puissance américaine



Le paradoxe américain : voilà une grande démocratie qui veut exporter dans le monde "arabe" la démocratie au nom des droits de l'homme, en épinglant les dictateurs "arabes" mais qui ne pipe mot des pétromonarques au régime totalitaire où les droits de l'homme sont bafoués régulièrement !

Pire encore, elle s'appuie sur ces mêmes pétromonarques pour répandre par la force la démocratie chez les "arabes" et y faire respecter les droits de l'homme !

Paradoxe ou totale hypocrisie ?

A moins que ce ne soit la phobie maladive des américains du communisme et du pan arabisme ... qu'ils partagent avec les bédouins monarques d'Arabie, qui les unit !!
Voilà pourquoi les américains tiennent tant aux Ibn Saoud; et vice-versa.

R.B 
Arabie Saoudite : Un pilier essentiel de la politique US mondiale

A l’occasion de la réimpression de la Stratégie du Chaos, nous vous proposons la lecture du chapitre consacré à l’Arabie saoudite. Un chapitre particulièrement utile aujourd’hui pour mieux comprendre les racines des attentats qui ont frappé Paris et Bruxelles. Mais aussi pour résoudre une délicate énigme : pourquoi les Etats-Unis, si prompts à faire la guerre pour apporter la démocratie partout dans le monde, soutiennent-ils infailliblement l’une des pires dictatures de la planète ?
par Grégoire LALIEU - Michel COLLON  

Selon la légende, Abdelaziz Ibn Saoud était un visionnaire qui serait parvenu à surmonter les divisions entre des clans nomades de la péninsule arabique pour fonder en 1932 le royaume d’Arabie saoudite. La légende dit-elle vrai ?
Oui et non. Oui, Ibn Saoud a fondé le Royaume d’Arabie saoudite. Mais non, ce n’était pas un visionnaire. Il était un instrument de l’Empire colonial britannique. Et ce n’est qu’avec l’argent et les armes de la Grande-Bretagne qu’il est parvenu à fonder son royaume. En réalité, Ibn Saoud et les Britanniques avaient besoin l’un de l’autre pour combattre un ennemi commun : les Ottomans.
Pourquoi la Grande-Bretagne avait-elle besoin d’Ibn Saoud ?
C’était un empire colonial qui avait besoin d’agents à l’étranger pour défendre ses intérêts. Nous avons évoqué au premier chapitre la rivalité entre la Grande-Bretagne et la France. Londres avait tenté, mais en vain, de briser la Révolution française et l’essor économique de son concurrent. Elle organisa donc une alliance européenne qui déboucha sur la bataille de Waterloo en 1815 où Napoléon fut vaincu. La création d’un Empire français nuisait à la domination britannique sur le monde et notamment sur les colonies.
Mais comme nous l’avons dit, il était trop tard pour arrêter cette révolution et cette expansion françaises. Dès lors, entre les grandes puissances économiques, la compétition devint féroce. Et l’exploitation des colonies prit une dimension nouvelle… 
En quoi les colonies étaient-elles si importantes ?
D’une part, elles permettaient de fournir les matières premières nécessaires pour faire tourner la machine industrielle de l’Europe. D’autre part, elles offraient des débouchés pour les produits et les capitaux qu’accumulaient les puissances européennes.
Comment la Grande-Bretagne se retrouva-t-elle en Arabie saoudite et dans toute cette région ?
Comme je l’ai indiqué précédemment, l’Inde était le joyau de l’Empire colonial britannique. Cette colonie lui rapportait énormément. Londres développa donc toute une stratégie pour protéger son joyau des autres puissances impérialistes. Par exemple, alors que les Français s’emparaient de Djibouti sur la côte est de l’Afrique, les Britanniques prenaient le contrôle du Yémen du Sud et de Bahreïn. Dans la même optique, la Grande- Bretagne cherchait à stopper l’expansion de l’Allemagne et de la Russie, et à affaiblir l’Empire ottoman, principale puissance de la région.
En fait, les Britanniques jouaient à un double jeu avec les Ottomans. D’un côté, ils soutenaient l’Empire turc pour éviter que son démantèlement profite aux concurrents européens. Mais d’un autre côté, ils cherchaient à affaiblir les Ottomans pour contrôler les régions stratégiques autour de l’Inde. C’est dans cette optique que la Grande-Bretagne appuya la famille Saoud dans une péninsule arabique largement dominée par les Ottomans.
C’est donc grâce au soutien britannique que le clan des Saoud parvint à créer le Royaume d’Arabie saoudite en 1932. Mais ce n’était pas sa première tentative…
En effet, au milieu du 18ème siècle, la tribu nomade des Saoud voulait étendre son influence dans la péninsule arabique et s’associa aux wahhabites, un clan de fanatiques religieux. Cette alliance déboucha sur la création d’un premier royaume. Mais les deux tribus, connues pour leur sauvagerie, s’adonnèrent à des actes barbares contre des populations de la région. Certains historiens parlent même de profanations de lieux saints. L’Empire ottoman – l’autorité politique qui contrôlait une grande partie de la péninsule arabique et avait la responsabilité de veiller sur les lieux saints de l’islam – ordonna l’envoi de troupes égyptiennes pour stopper les atrocités des Saoud et des wahhabites. Le chef Abdellah Ibn Saoud fut emprisonné à Istanbul avant d’être publiquement exécuté.
Après ce premier échec, les deux familles tentèrent rapidement de fonder à nouveau un royaume. Mais des querelles internes desservaient la légitimité du clan des Saoud et les Ottomans récupérèrent rapidement le contrôle des territoires perdus. Chez les survivants des clans Saoud et wahhabite, ces échecs alimentèrent une haine féroce à l’égard des Ottomans et des Égyptiens. Aussi, lorsque la Grande-Bretagne colonisa le Bahreïn en 1820 et se mit à chercher des opportunités pour poursuivre son expansion, les Saoud découvrirent en elle un allié potentiel. Rapidement, la tribu bédouine déchue et la puissance coloniale passèrent des accords, toutes deux cherchant à contrer l’influence ottomane dans la péninsule arabique.
Quelle était la nature de l’alliance entre les Saoud et la Grande-Bretagne ?
Les Britanniques garantissaient argent et protection aux Saoud tant que ces derniers servaient les intérêts de la puissance coloniale dans la région. En 1901, le chef Abdelaziz Ibn Saoud écrivait au gouverneur britannique du Golfe : « Que les yeux du gouvernement britannique reposent sur nous et que nous soyons considérés comme vos protégés. »
Bien que le chef Ibn Saoud fût gratifié du titre de Sir, la relation entre l’Empire colonial et la tribu bédouine n’était pas respectueuse. Ibn Saoud était en fait un laquais de la Grande-Bretagne, une marionnette armée et financée depuis Londres pour étendre l’influence des Britanniques en Arabie. En 1919, par exemple, Ibn Saoud envoya son fils Fayçal rencontrer le roi Georges V. Le jeune prince apporta une lettre de remerciements de son père, ainsi qu’un magnifique sabre arabe orné de perles et placé dans un fourreau d’or. En retour, Fayçal reçut une photo dédicacée de George V avec la reine ! Cette anecdote symbolise assez bien les rapports entre les Britanniques et le clan des Saoud.
Mais Ibn Saoud y trouva tout de même son compte…
Absolument. Grâce au soutien des Britanniques, Saoud et wahhabites multiplièrent les combats pour étendre leur influence. Au Hejaz, une bataille décisive fut remportée en 1924. Ce fut également l’un des plus grands massacres de l’histoire du monde arabe.
Situé à l’ouest de la péninsule arabique, le royaume du Hejaz, où sont situées les villes saintes musulmanes de La Mecque et Médine, était contrôlé par les Ottomans. Mais en 1924, le nouvel Etat turc, devenu laïc, abolit le califat musulman…
C’est-à-dire ?
Le califat était un système de gouvernement régional basé sur l’autorité du calife descendant du prophète Mahomed. A ce moment, Hussein Ben Ali, chérif de La Mecque et descendant direct du prophète Mahomed, se proclama nouveau calife des musulmans à travers le monde. Cette décision provoqua la colère d’Ibn Saoud et inquiéta les Britanniques qui voyaient en Hussein un obstacle sur leur chemin pour contrôler le monde arabo-musulman. La puissance coloniale approuva donc le plan d’invasion du Hejaz mis sur pied par Ibn Saoud.
En 1924, la féroce armée des wahhabites attaqua le royaume d’Hussein, massacrant les populations, coupant les têtes des vieillards, assassinant des imams dans leurs mosquées et pillant les richesses qu’ils trouvaient sur leur passage. Ils détruisirent également tout ce qui représentait à leurs yeux « l’œuvre du diable », des radios aux cigarettes.
Hussein, sa famille et des milliers d’autres Hejazis fuirent le royaume pour se rendre en Jordanie, en Egypte ou dans d’autres pays arabes. Ils ne revinrent jamais. Le royaume du Hejaz, avec sa presse libre, ses partis politiques et sa Constitution relativement progressiste, bascula dans l’obscurantisme sous la direction des Saoud et des wahhabites. La Grande-Bretagne se frottait les mains, car Hussein Ben Ali représentait le danger d’un monde arabe uni et indépendant des puissances coloniales.
Rapidement cependant, Ibn Saoud manifesta son désir de poursuivre son expansion pour contrôler toute la région. La Grande-Bretagne rappela son protégé à l’ordre et traça les frontières de l’Arabie saoudite, de l’Irak, du Koweït et de la Jordanie selon le bon vieil adage : diviser pour mieux régner. Il fallait à tout prix empêcher la formation d’un grand royaume arabe qui aurait été un rival dangereux.
Pour établir sa domination, la Grande-Bretagne n’a donc pas hésité à s’appuyer sur les éléments les plus barbares et cruels de la région, sur les derniers esclavagistes ?
Exactement. C’est aussi ça la « civilisation » occidentale !
Londres a régné en maître sur le Moyen-Orient durant la première moitié du vingtième siècle. Comment Washington est-elle parvenue à prendre sa place ?
Le sociologue Robert K. Merton a développé le concept de « conséquences inattendues » pour qualifier les résultats imprévisibles d’actions intentionnelles. Et nous pouvons appliquer ce concept à l’Histoire. Au début du vingtième siècle en effet, Londres contrôlait l’Inde, décidait du sort de la Palestine, exploitait le pétrole irakien et avait institué le royaume des Hachémites en Jordanie. Dans la péninsule arabique, la Grande-Bretagne avait appuyé le clan des Saoud pour contrer l’influence des Ottomans. Mais la « conséquence inattendue de l’Histoire », c’est que les Britanniques ignoraient l’existence du pétrole en Arabie saoudite. Or, le pétrole avait acquis une importance stratégique depuis l’exploration menée en Iran à partir de 1901 et l’exploitation du premier grand champ d’or noir en 1908. Mais lorsqu’Ibn Saoud demanda un soutien financier accru à la Grande-Bretagne, cette dernière refusa par cupidité : elle ne voyait pas de raisons de subvenir aux largesses du roi saoudien. Les Etats-Unis, par contre, acceptèrent et découvrirent ensuite le plus grand gisement pétrolier de la planète.
Pourquoi Washington a-t-elle accédé aux demandes d’Ibn Saoud ?
En 1919, le banquier canadien Edward Mackay Edgar écrivait : « Tous les champs pétrolifères connus ou potentiels en dehors des Etats-Unis sont soit aux mains des Britanniques, soit gérés par les Britanniques, soit financés par les capitaux britanniques. » Washington se devait de mettre fin à cette situation de monopole.
Une première étape fut franchie en 1928. Londres et Paris, qui régnaient sur le pétrole arabe, acceptèrent que Washington se joigne à l’accord « de la ligne rouge ». Cet accord prévoyait notamment qu’aucun des partenaires réunis au sein de la Turkish Petroleum Company (bientôt rebaptisée Iraq Petroleum Company – IPC), ne chercherait du pétrole pour son propre compte. Ceci s’appliquait à l’ancien territoire occupé par l’Empire ottoman, mais les Britanniques avaient pris soin d’en exclure le Koweït pour garder le contrôle de cet oasis d’or noir.
En 1933, l’IPC refusa de payer à Ibn Saoud le montant qu’il demandait pour autoriser la compagnie à explorer les sous-sols de son royaume. Immédiatement, la Standard Oil of California (ancêtre de Chevron) se jeta sur l’occasion et accorda au roi Saoud tout ce qu’il désirait.
En négociant avec les Etats-Unis, le roi Ibn Saoud faisait-il une bonne affaire ?
Certainement. Ibn Saoud avait intérêt à traiter avec la compagnie US. D’une part, les Etats-Unis étaient très performants en ingénierie : techniques de pompage, de transport et de raffinage de pétrole… D’autre part, cet accord permettait à Ibn Saoud de couper le cordon avec la puissance britannique.
Sur ce plan, les Etats-Unis ont été très malins. Partout dans les pays du Sud, le ressentiment grandissait à l’égard du colonialisme. Dès lors, le président Roosevelt avait pris pour habitude de laisser les compagnies privées défendre les intérêts des Etats-Unis à l’étranger. Washington marquait ainsi sa différence avec l’Europe coloniale et paraissait plus sympathique. Ibn Saoud préféra donc négocier avec un tel partenaire plutôt qu’avec une puissance coloniale qui risquait de s’immiscer dans les affaires internes de l’Arabie saoudite et de revoir l’organisation politique du pays.
Un autre élément a fait pencher la balance saoudienne en faveur des Etats-Unis : St. John Philby. Cet ancien espion britannique nourrissait une certaine aversion pour son propre gouvernement et il était devenu un proche conseiller du roi Ibn Saoud. Philby s’était arrangé pour que les Saoudiens décrochent un contrat juteux avec la Standard Oil of California. Il suspectait par ailleurs l’IPC de vouloir décrocher les concessions saoudiennes dans le seul but de tenir la compagnie US à l’écart du pétrole arabe. Cet objectif atteint, l’IPC qui avait déjà bien assez à gagner avec l’Irak, n’aurait certainement pas exploré au plus vite les concessions saoudiennes, et ceci aurait constitué un manque à gagner pour Ibn Saoud.
Quel fut l’impact de la découverte du pétrole saoudien ?
La Standard Oil of California s’associa avec d’autres compagnies US pour former Saudi Aramco, la compagnie nationale saoudienne du pétrole. Tellement puissante qu’elle a parfois été décrite comme un Etat dans l’Etat. Après plusieurs années de recherches, l’Aramco a découvert que l’Arabie saoudite possédait 25% des réserves mondiales de pétrole. Sa production a d’ailleurs littéralement explosé par la suite : de 21 millions de barils en 1945 à 2582 millions de barils, trente ans plus tard.
Très logiquement, ce pays est donc devenu stratégique pour Washington comme en témoigne un mémorandum US de 1942 : « Nous croyons fermement que le développement du pétrole saoudien devrait être perçu à la lumière de notre large intérêt national. ». Trois ans plus tard, alors qu’il revient de la conférence de Yalta, le président Roosevelt rencontre à bord du Quincy le roi Ibn Saoud. Le chef d’Etat US assure à son homologue que la sécurité de l’Arabie saoudite fait partie de ses « intérêts vitaux » et soutient le royaume pour assurer le leadership de la région. Succédant à Roosevelt peu après, le président Truman sera tout aussi bienveillant : « Aucune menace ne pourrait peser sur votre royaume qui ne serait une préoccupation immédiate pour les Etats-Unis ».
L’Aramco va même sponsoriser une étude historique pour légitimer la famille des Saoud. Des experts imagineront un arbre généalogique prouvant que les membres de la tribu bédouine étaient d’origine noble et même des descendants du prophète Mahomed !
L’obtention des concessions saoudiennes dans les années 30 a donc marqué un tournant dans la politique US, car elle a permis à Washington de s’implanter dans un Moyen-Orient largement dominé par la Grande-Bretagne.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’emprise des Etats-Unis sur la région va devenir beaucoup plus forte…
Oui. L’Europe était à genoux et les Etats-Unis, qui n’avaient pas subi de pertes dans le conflit, sont sortis grands vainqueurs. L’Empire britannique n’avait plus les moyens de maintenir sa domination sur le monde arabe et les Etats-Unis l’ont progressivement remplacé.
L’Arabie saoudite, est-ce uniquement une affaire de pétrole ? D’autres pays producteurs de pétrole n’ont pas reçu autant d’égards…
Non, ce pays occupe aussi une position géographique stratégique pour Washington. En 1943, Dean Acheson, qui allait devenir secrétaire d’Etat, écrivait : « L’Arabie saoudite occupe un emplacement vital, entre la mer Rouge et les voies navigables du golfe Persique, et sur la voie aérienne qui mène directement à l’Inde et à l’Extrême-Orient. ».   En 1945, l’Arabie saoudite et les Etats-Unis passaient un accord pour construire la base militaire de Dahran sur la rive ouest du golfe Persique. Elle était située tout près de la ville spécialement construite pour les employés de l’Aramco : l’armée US veillait donc directement sur les intérêts pétroliers. Mais sa position centrale permettait aussi aux Etats-Unis engagés dans la Seconde Guerre mondiale de relier leurs bases en Afrique du Nord au champ de bataille du Pacifique.
Lorsque la guerre prit fin, cette base militaire avait-elle encore une utilité ?
Plus que jamais ! Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont considéré l’Union soviétique comme leur principal ennemi. Ils craignaient que les communistes étendent leur influence jusqu’au Moyen-Orient. La base de Dahran constituait donc un point d’ancrage important pour intervenir militairement dans le monde arabe.
Et là, j’en viens à l’élément qui unit le plus l’Arabie saoudite aux Etats-Unis : la lutte contre le communisme. Dans sa bataille pour dominer le monde, Washington cherchait à contrer l’influence soviétique aux quatre coins de la planète. De son côté, la dynastie saoudienne nourrissait une haine féroce pour le communisme. Par exemple, peu de temps après que l’armée US ait largué une bombe atomique sur Hiroshima, le roi Ibn Saoud s’empressa d’envoyer un message au président Truman pour lui demander de larguer une autre bombe sur l’Union soviétique. Quelques années plus tard, le même roi Ibn Saoud lançait à un officiel étasunien : « Trouvez-moi un communiste en Arabie saoudite, et je vous donnerai sa tête ».
Comment expliquer cette haine du communisme chez les Saoud ?
L’Arabie saoudite est un Etat féodal arriéré qui n’a même pas de constitution. Avec Brunei, le Sultanat d’Oman et le Swaziland, l’Arabie saoudite est la dernière monarchie absolue de l’Histoire. Il n’y a donc pas de parlement et le peuple n’a rien à dire dans la gestion du pays. Le royaume est en fait considéré comme la propriété personnelle de la famille Saoud. D’ailleurs, Ibn Saoud n’a-t-il pas donné son nom à ce pays ? En fait toute la population saoudienne est, comme on dit là-bas, un « Saoudi ».
Ce qui veut dire ?
« Tu nous appartiens » ! Et si vous refusez, ils vous enlèvent votre nationalité ! « Saoudi » est une personne… ce n’est pas une nation… C’est juste un seul homme : le Roi Abdul-Aziz Ibn Saoud qui a donné son nom à la nation. Vous comprenez pourquoi la dynastie saoudienne a toujours redouté le communisme, ses idées égalitaires et le nationalisme progressiste qu’il inspirait dans le monde arabe et ailleurs sur la planète. Si le peuple saoudien se laissait gagner par de telles idées, la légitimité de la famille royale et son despotisme auraient été remis en cause.
On n’a pas organisé des élections en 2005 ?
Une comédie ! Il y a quelques années, l’hebdomadaire US Newsweek avait inclus le roi Abdallah dans le top 10 des dirigeants œuvrant pour faire avancer la démocratie dans le monde. C’est ridicule ! Le seul scrutin organisé en Arabie saoudite portait sur des élections municipales en 2005. D’après les analystes sur place, il s’agissait surtout d’une farce. La moitié des conseillers municipaux étaient élus par le peuple, l’autre moitié par le prince en charge des affaires locales. Mais concrètement, les représentants n’avaient aucun pouvoir. De nouvelles élections devaient se tenir en 2009, mais ont été repoussées tant les citoyens n’y croient pas !
La question de la démocratie, à part ce leurre, le régime dictatorial y répond toujours par la violence. Au début des années 90 par exemple, de jeunes cheikhs indépendants de l’institution officielle réclamaient une série de réformes. Le pouvoir répondit en créant une assemblée consultative dont les membres étaient nommés par le roi. Les islamistes réformateurs manifestèrent alors leur mécontentement devant ce renforcement du pouvoir royal à l’opposé de leurs revendications. Le gouvernement emprisonna les principaux leaders de cette opposition !
L’Arabie saoudite, c’est le régime le plus oppresseur envers les femmes…
Oui, un pays où les femmes n’existent pas. La discrimination a leur égard est littéralement institutionnalisée, elles n’ont donc pas moyen de se défendre. Il est, par exemple, interdit pour une Saoudienne de prendre le volant ! De même, une femme ne peut être admise dans un hôpital ou voyager sans l’accord de son tuteur masculin (époux, père, frère…). Mais l’absurde de cette discrimination tourne souvent au drame.
En 2002, un incendie a frappé une école de filles à La Mecque. La Muttawa, la police religieuse du royaume, est intervenue en même temps que les pompiers. Comme l’incendie s’était déclaré tôt au matin, certaines jeunes filles n’étaient pas vêtues comme il aurait fallu pour être vues par les hommes du service d’incendie. La Muttawa empêcha donc les filles qui n’étaient pas accompagnées d’un tuteur masculin de quitter le bâtiment en flammes. Selon différents témoignages, dont ceux de Human Rights Watch, quinze fillettes sont ainsi décédées et une cinquantaine d’autres ont été blessées. Le directeur de l’école a été limogé, mais la Muttawa et le Comité pour la vertu et la prévention du vice n’ont pas été inquiétés.
Quand on voit les campagnes médiatiques déchaînées contre l’Iran par exemple, n’est-ce pas étonnant, ce silence des grands médias à propos de l’Arabie saoudite ?
Oui, surtout que les Etats-Unis prétendent « se battre pour les femmes », en Afghanistan ou en Iran. Ce silence soulève beaucoup de questions sur le rôle de nos médias !
Revenons au combat contre le communisme, il a été mené en étroite liaison avec les Etats-Unis…
Oui, après la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup de pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie se libérèrent progressivement du joug colonial. Mais Washington craignait alors que ces nouveaux Etats ne basculent dans le giron soviétique. Alors, dans les années 50, le président Eisenhower et son secrétaire d’Etat, John Foster Dulles, élaborèrent une stratégie confiant un rôle très important à l’Arabie saoudite. Il fallait présenter les Etats-Unis comme un pays opposé au colonialisme. Et l’Arabie saoudite était censée démontrer au reste du monde la réussite d’un Etat qui s’était tourné vers Washington.
En réalité, Eisenhower et Dulles avaient juste adapté le colonialisme en lui donnant une autre forme : les compagnies privées jouaient le rôle des Etats coloniaux d’autrefois et pillaient les matières premières des pays dominés tandis que Washington finançait dans ces néo-colonies une élite pour réprimer les peuples. Ceux-ci étaient, encore une fois, les grands perdants.
Mais nous avons vu qu’un grand pays arabe avait osé affronter le colonialisme. En renversant le roi égyptien Farouk en 1952 et en instituant une république socialiste, le lieutenant-colonel Nasser lançait un sacré défi à Washington et à Riyad. Quelle a été leur réaction ?
Pour l’Arabie saoudite, c’était une catastrophe. Nasser avait renversé une monarchie et cet exemple invitait à renverser les monarchies féodales pour instaurer des républiques. De plus, il prêchait le nationalisme arabe dans toute la région, c’est-à-dire l’indépendance vis-à-vis des puissances néo-coloniales.
Dès lors, la dynastie des Saoud se sentait directement menacée. Car la famille saoudienne et son régime arriéré ne devaient leur survie à la tête du royaume qu’au soutien des Etats-Unis. Il était impossible pour eux de mener une politique indépendante de Washington.
Pour sa part, Eisenhower a d’abord cru qu’il pourrait mettre Nasser de son côté. Mais en 1955, le président égyptien conclut avec la Tchécoslovaquie un important achat d’armes. Cette première vente d’armes soviétiques à un pays non communiste signifiait que Nasser avait choisi son camp et que l’URSS s’implantait au Moyen-Orient. L’émoi fut très vif en Israël, en Europe et aux Etats-Unis.
Un an plus tard, le président égyptien nationalisa le canal de Suez. Le 29 octobre 1956, la France, la Grande-Bretagne et Israël attaquèrent l’Egypte. Mais les Etats-Unis restèrent en dehors du conflit. Cela semble surprenant…
Dulles et Eisenhower ne voulaient pas briser l’image anticoloniale qu’ils s’étaient efforcés de construire. Alors que son gouvernement étudiait la possibilité de participer à l’attaque contre l’Egypte, Eisenhower demanda : « Comment pourrions-nous soutenir la France et la Grande-Bretagne si ce faisant, nous perdons tout le monde arabe ? »
La situation des impérialistes et de leurs régimes était tactiquement délicate. Pour manifester leur opposition à l’attaque contre Nasser, les pays arabes mirent en place un embargo pétrolier contre l’Europe. L’Arabie saoudite, malgré son aversion pour le président égyptien, y participa pour ne pas se mettre l’ensemble du monde arabe sur le dos. Mais Eisenhower refusa de venir au secours de ses alliés européens en augmentant la production de pétrole US et finalement, sous les injonctions de Washington et de Moscou, les troupes françaises, britanniques et israéliennes se retirèrent.
Nasser sortit renforcé du conflit, sa popularité était devenue immense dans le monde arabe et il se rapprocha de l’Union soviétique. Les Etats-Unis n’avaient pas pu profiter de leur attitude dans le conflit pour ramener Nasser dans leur cercle d’influence. Le nationalisme arabe du président égyptien prenait de l’ampleur, gagnant la Syrie, l’Irak et le Yémen.
Au Yémen du Nord justement, l’influence du nationalisme arabe déboucha sur une révolution en 1962. Alors que l’Arabie saoudite soutenait la dynastie royale en péril, l’Egypte appuyait les révolutionnaires républicains. Peut-on parler, comme certains historiens, de guerre froide arabe ?
En quelque sorte, oui. En 1962, des révolutionnaires renversèrent le régime féodal de l’imam-roi Muhammad al-Badr dans le Yémen du Nord pour instaurer une république civilisée et indépendante des puissances impérialistes. Ce mouvement était soutenu par Nasser qui défendait le nationalisme panarabe. Le président égyptien envoya ses troupes soutenir les révolutionnaires dans leur combat contre les forces royalistes, ce qui effraya grandement l’Arabie saoudite, les Etats-Unis, Israël et l’Europe.
Riyad voyait la révolution antiféodale frapper à ses portes et mobilisa son armée pour restaurer le pouvoir du roi al-Badr. Le danger était de taille pour les Saoud, car les idées des républicains yéménites avaient déjà une certaine influence en Arabie saoudite : des pilotes de l’armée nationale refusèrent de bombarder les révolutionnaires et rejoignirent le Yémen. Appuyée par l’Occident, l’Arabie saoudite s’engagea dans la bataille pour faire avorter la révolution yéménite que soutenait Nasser. Ce fut un conflit meurtrier. Finalement, le gouvernement républicain et nationaliste du Yémen du Nord ne fut pas renversé, mais sortit très affaibli de cette bataille.
La position des Etats-Unis au début de ce conflit était plutôt surprenante. Alors que le prince Fayçal d’Arabie saoudite demandait à Washington un soutien financier et armé pour combattre les troupes égyptiennes, le président Kennedy pria le prince d’entamer des réformes dans son pays. Pourquoi ?
Kennedy reconnut assez rapidement le nouveau gouvernement yéménite, ce qui inquiéta Fayçal. Et au lieu de recevoir tout l’appui nécessaire pour combattre l’armée égyptienne au Yémen, le prince saoudien se vit demander un plan de réformes pour moderniser et rendre plus acceptable l’image du royaume sur la scène internationale.
En fait, Kennedy espérait pouvoir écarter Nasser du giron soviétique. Washington ne souhaitait donc pas afficher trop ouvertement son soutien à l’Arabie saoudite, principal ennemi de l’Egypte. Dans un premier temps, Fayçal se plia aux exigences de la Maison Blanche et présenta un programme de réformes en dix points pour moderniser l’économie saoudienne et abolir l’esclavage qui était toujours en vigueur dans le royaume.
Finalement, comme Eisenhower quelques années auparavant, Kennedy réalisa qu’il ne parviendrait pas à s’attirer les faveurs de Nasser. L’Arabie saoudite, avec sa haine du communisme et du nationalisme arabe, restait le meilleur allié possible des États-Unis dans la région. Il accéda donc à la demande de soutien de Fayçal au Yémen et le plan de réformes tomba aux oubliettes. Par la suite, Lyndon Johnson, le successeur de Kennedy, abandonna toute tentative de courtiser Nasser et affirma son soutien total à l’Arabie saoudite.
La guerre du Yémen se termine donc sur un cessez-le-feu entre l’Arabie saoudite et l’Egypte en 1965. Mais deux ans plus tard, la bête noire des Saoudiens, Nasser, est de nouveau dans la tourmente avec la guerre des Six Jours. Une aubaine pour les Saoud ?
En effet. En juin 1967, un conflit oppose Israël à une coalition de pays arabes : Egypte, Jordanie et Syrie. Déclenchée par Tel-Aviv, cette bataille très brève infligea une défaite cinglante à Nasser. Le premier jour de l’attaque, Israël avait détruit la moitié de l’aviation arabe. Et après six jours, il avait conquis la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï en Egypte, la Cisjordanie et Jérusalem-Est en Jordanie et le plateau du Golan en Syrie.
Ce fut un revers accablant tant pour Nasser que pour le nationalisme arabe qu’il défendait. Ses idées perdirent de leur prestige dans le monde arabe. Beaucoup se tournèrent vers la principale alternative de l’époque : l’islam politique défendu par l’Arabie saoudite.
Comment l’Arabie saoudite s’est-elle retrouvée chef de file de l’islam politique ?
Pour contrer l’influence de l’Union soviétique, Eisenhower mit au point une stratégie consistant à apporter un soutien financier et militaire à tout pays du Moyen-Orient qui serait « menacé par le communisme ». Mais la doctrine Eisenhower fut un échec. D’une part, l’envoi de grosses sommes d’argent vers des pays riches en pétrole soulevait beaucoup de questions aux Etats-Unis. D’autre part, les pays arabes qui auraient accepté cette aide se seraient ouvertement affichés contre l’Egypte nassérienne qui avait encore le vent en poupe à l’époque auprès des populations de la région. 
Alors, Washington élabora une autre stratégie. On allait employer l’islam comme une arme politique pour contrer le nationalisme arabe laïque de Nasser. Cette stratégie fut initiée au début des années 60, sous le règne de Saoud Abdelaziz, le fils aîné et successeur d’Ibn Saoud. Mais le souverain, connu pour son amour des femmes, des jeux d’argent et de l’alcool, ainsi que pour sa mauvaise gestion du royaume, n’avait pas le profil idéal pour assumer le rôle attendu. Il fut donc écarté au profit de son frère Fayçal.
En application de cette nouvelle stratégie, l’Arabie saoudite créa la Ligue islamique mondiale, une organisation ultraconservatrice inspirée par l’extrémisme wahhabite pour contrer l’influence de Nasser. La Ligue déclarait par exemple que le nationalisme était le pire ennemi des Arabes. Dans un premier temps, la popularité de Nasser étant tellement grande, cet islam politique ne rencontra pas un grand succès. Mais la défaite du président égyptien dans la guerre des Six Jours changea la donne. Après ce conflit et la perte de prestige du nassérisme, l’alternative offerte par Fayçal reçut un plus grand soutien populaire et l’Arabie saoudite devint un acteur-clé du Moyen-Orient. Ce rôle prépondérant allait être renforcé par la première crise pétrolière en 1973.
En quoi cette crise renforça-t-elle l’influence de l’Arabie saoudite ?
En 1973, la guerre du Kippour opposa Israël à une coalition menée par la Syrie et l’Egypte, alors présidée par Anouar al-Sadate. Les pays arabes producteurs de pétrole décidèrent d’appliquer un embargo contre les pays qui soutenaient Israël. Dont les Etats-Unis évidemment. L’Arabie saoudite se joignit à l’action, mais en réalité, elle violait l’embargo en continuant d’approvisionner les navires de guerre US embarqués dans la guerre au Vietnam.
Cet embargo fit décoller le prix du baril de pétrole, ce qui profita aux membres de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Le choc pétrolier de 1973 marqua en fait le premier grand transfert d’argent de l’Occident vers le tiers monde. Pour l’Arabie saoudite, cet événement a eu trois grandes conséquences : 
- Premièrement, l’important afflux d’argent permit de moderniser le pays. Mais cette modernisation allait progressivement créer des contradictions entre une société saoudienne plus éduquée et le régime arriéré qui la contrôlait.
- Deuxièmement, pour empêcher que le pétrole puisse être utilisé comme un instrument de chantage contre Washington, Henry Kissinger, alors responsable de la politique internationale des Etats-Unis, développa une théorie visant à faire de l’Arabie saoudite un actionnaire majeur de l’économie US. Les États-Unis amenèrent la monarchie pétrolière à investir chez eux les importantes sommes d’argent récoltées après le premier choc. Ainsi, les destins de Riyad et de Washington devenaient encore plus liés.
Par ailleurs, les Etats-Unis étaient en pleine crise du Vietnam, le Japon était devenu la deuxième économie du monde et les Européens, ayant pansé les blessures de la Seconde Guerre mondiale, devenaient plus puissants. C’est à cette époque que les pétrodollars furent introduits aussi dans l’économie européenne. Cette opération conféra au dollar une valeur internationale et permit aux Etats-Unis de garder le leadership.
- Troisième conséquence du choc pétrolier de 1973 : l’Arabie saoudite n’a pas investi son argent uniquement dans l’économie US. Elle en a utilisé une grosse partie pour combattre le communisme partout dans le monde.
Concrètement, comment l’Arabie saoudite va-t-elle utiliser ses revenus pétroliers pour combattre le communisme ?
En 1970, Nasser mourut d’une crise cardiaque à l’âge de 52 ans. Anouar al-Sadate lui succéda, poursuivant dans un premier temps sur la ligne nationaliste de son prédécesseur. Mais rapidement, utilisant l’argent du pétrole comme une arme idéologique, l’Arabie saoudite entreprit d’arracher l’Egypte à l’influence soviétique. 
Chaque année, Riyad investissait 2,5 milliards de dollars dans l’économie égyptienne et cet investissement porta ses fruits. Sadate se tourna rapidement vers l’Occident, abandonna définitivement le nassérisme, ouvrit le pays aux multinationales et capitula devant Israël.
Mais vous parliez d’une action mondiale des Saoud…
Oui, dans les années 70, alors que le monde capitaliste était en crise, l’Afrique était particulièrement agitée… Les anciennes colonies portugaises d’Angola, du Mozambique et du Zimbabwe avaient gagné leur indépendance. L’Ethiopie, soutenue par l’Union soviétique, se disputait l’Ogaden avec la Somalie, elle, soutenue par les Etats-Unis. La solidarité avec le peuple noir d’Afrique du Sud grandissait chaque jour et de nombreux Etats africains avaient coupé leurs relations avec Israël qui soutenait le gouvernement d’apartheid…
C’est à cette époque, en 1976 exactement, que fut créé le Safari Club. La CIA sortait du scandale du Watergate (écoutes clandestines des démocrates par le président Nixon) et avait les mains relativement liées. Son directeur, George Bush (père), et le secrétaire d’Etat Henry Kissinger appuyèrent donc la création de cette association pour combattre l’influence soviétique en Afrique et au Moyen- Orient.
« Safari Club » ! On imagine qu’il ne s’agissait pas de tourisme ?
Non, il regroupait les services d’espionnage français avec leur patron Alexandre de Marenches, le Maroc d’Hassan II, l’Egypte de Sadate, l’Iran du Shah, le Congo de Mobutu et l’Arabie saoudite. Cette organisation mit sur pied un important réseau de financements. Elle aida Mobutu à réprimer un mouvement de contestation dans la riche région minière du Katanga, elle appuya le président somalien Siad Barre dans la guerre d’Ogaden, elle facilita le rapprochement entre Israël et l’Egypte, etc.
L’Arabie saoudite officia également au sein de la « Ligue anticommuniste mondiale » où l’on retrouvait les Etats-Unis, des criminels de guerre nazis et japonais, la secte « Eglise de l’Unification » du révérend Moon et aussi des groupes fascistes d’Europe et d’Amérique latine. Cette Ligue anticommuniste lutta activement contre le communisme en Asie, contre la théologie de la libération en Amérique latine et contre l’émergence de partis d’extrême gauche en Europe durant la seconde moitié du vingtième siècle.
Les Saoud ont donc largement utilisé l’argent du pétrole pour lutter contre le communisme et l’influence soviétique partout dans le monde. Avec Israël et le Chah d’Iran, l’Arabie saoudite constituait un pilier essentiel de la politique US au Moyen-Orient et même plus largement, dans le monde entier.
Justement, en 1979, l’un de ces piliers s’effondre. Le Chah d’Iran est renversé par la révolution islamique de l’ayatollah Khomeiny. Quel est l’impact de cet événement sur l’Arabie saoudite ?
Ce fut d’abord un coup dur pour les Etats-Unis qui perdirent l’un de leurs plus fidèles alliés. Le nouveau régime iranien était ouvertement hostile à Washington. Et la révolution iranienne envoyait un très mauvais signal aux pays de la région : les États-Unis n’étaient pas capables d’assurer la protection de leurs marionnettes.
Ce fut également un coup dur pour l’Arabie saoudite. Un nouvel islam politique, diamétralement opposé à celui des Saoud, prenait de l’ampleur au Moyen-Orient. Alors que Riyad avait utilisé la religion pour combattre le nationalisme arabe et servir les intérêts de Washington, la révolution islamique s’inscrivait au contraire dans une ligne anti-impérialiste.
Par ailleurs, dans l’est du pays, l’Arabie saoudite comporte une minorité chiite comme l’est le régime iranien. Cette minorité a toujours été délaissée et les Saoud craignaient que Khomeiny puisse l’influencer.
Comment Washington et Riyad ont-ils lutté contre Khomeiny ?
Le gouvernement Reagan voulait utiliser l’Arabie saoudite comme un rempart pour contrer l’influence de la révolution iranienne. En 1981, le roi Khaled tenta de corrompre un colonel de l’aviation iranienne pour renverser Khomeiny, mais sans succès.
Mais le plus gros du travail a été réalisé par le président irakien Saddam Hussein. Devant l’impossibilité de renverser Khomeiny, les Etats-Unis, l’Arabie saoudite et le Koweït encouragèrent l’Irak à attaquer l’Iran. Washington mena un jeu machiavélique en soutenant les deux parties à la fois. Henry Kissinger déclara d’ailleurs, à propos de cet horrible conflit qui dura huit ans et fit plus d’un million de morts : « Laissez-les s’entretuer ». De son côté, l’Arabie saoudite apporta à l’Irak un soutien financier à hauteur de trente milliards de dollars sur les huit années de guerre.
A l’issue du conflit, Saddam Hussein, particulièrement remonté contre Washington, prononça un discours à la Ligue Arabe. Il mit en lumière la stratégie US visant à laisser les Irakiens et les Iraniens s’entretuer pour mieux contrôler la région. Alors qu’il disposait d’une économie solide au début des années 80, l’Irak était devenu le pays le plus endetté de la planète. Ses principaux créanciers étaient l’Arabie saoudite et le Koweït. Mais à présent, ces pays le soumettaient à un chantage financier en affaiblissant délibérément le cours du baril pour priver Bagdad des ressources qui auraient permis de rembourser ses dettes.
Suite à diverses provocations koweïtiennes, Saddam Hussein décida d’envahir le petit émirat pétrolier en 1990. Cette invasion allait déboucher sur la première guerre du Golfe (16 janvier – 3 mars 1991).
Les Saoudiens craignaient-ils d’être les prochains sur la liste après le Koweït ?
L’Arabie saoudite était sur le pied de guerre, mais la possibilité que Saddam attaque le royaume était très faible. Le véritable problème était ailleurs : en récupérant le Koweït, qui faisait partie historiquement de l’Irak, mais que les colons britanniques avaient séparé arbitrairement, le régime de Saddam Hussein serait devenu le premier producteur de pétrole. Ni l’Arabie saoudite, ni les États-Unis ne pouvaient l’accepter.
Positionnées au Koweït, les troupes irakiennes étaient aux portes de l’Arabie saoudite. Mais cette dernière, bien qu’ayant dépensé des sommes astronomiques pour acheter des armes aux États-Unis, se révéla incapable de lutter contre l’armée de Saddam. C’est une information importante, car elle montre à quel point les grosses commandes d’armement passées aux Etats-Unis ne servaient pas à la sécurité du royaume, mais constituaient plutôt un transfert d’argent, un cadeau de Riyad à Washington.
Incapable de se défendre, l’Arabie saoudite se résolut à accueillir sur son territoire des troupes US dans le cadre de l’opération Tempête du désert qui mit fin à l’occupation du Koweït par l’Irak. Cette décision souleva de fortes protestations au sein de la population : beaucoup s’opposaient à la présence de soldats nord-américains sur les terres musulmanes d’Arabie saoudite.
Parmi eux, Oussama Ben Laden…
Exact. Oussama Ben Laden vient d’une des familles les plus fortunées d’Arabie saoudite. En 1960, il existait une centaine de foreuses de puits pétroliers dans le monde et plus de la moitié appartenait à la famille Ben Laden !
Le riche Oussama se fit remarquer sur la scène politique lors de la guerre d’Afghanistan dans les années 80. En 1979, l’Union soviétique intervint dans ce pays d’Asie centrale pour soutenir le gouvernement socialiste menacé par une rébellion interne. Cet événement alerta les Etats-Unis et l’Arabie saoudite qui craignaient de voir Moscou se renforcer dans la région. Mais Washington y vit surtout l’occasion de porter un coup fatal à son principal concurrent. Les USA ont réussi à faire de l’Afghanistan le « Vietnam des Soviétiques » : une guerre longue, coûteuse et éprouvante. Pour créer un effet d’embourbement, il fallait que l’intervention de l’URSS rencontre une forte résistance. Et c'est là qu'intervient l'Arabie saoudite
Quelle est la motivation de celle-ci ?
1979 a été une année particulièrement mouvementée pour l’Arabie saoudite. En Iran, son allié le Chah est renversé. En Afghanistan, l’URSS envoie ses troupes. Et à La Mecque, le 20 novembre, un groupe de deux cents fondamentalistes armés et opposés à la famille royale a pris le contrôle de la Grande Mosquée, otages à la clé.
Les Saoud, incapables de déloger les rebelles, ont dû faire appel au Groupe d’Intervention de la Gendarmerie française (GIGN). Cette intervention était très mauvaise pour l’image de la famille royale pour deux raisons :                                                                                          - D’abord, elle prouvait que les Saoud étaient incapables de mener à bien ce genre d’opérations et devaient compter sur les Occidentaux.                                                            - En outre, des non-musulmans n’ont pas le droit de pénétrer dans la Grande Mosquée. 
Après cet incident, la dynastie avait donc besoin de rasseoir sa légitimité et son soutien populaire de plus en plus contestés. La guerre d’Afghanistan allait l’y aider.
Comment ?
L’Arabie saoudite s’afficha comme le grand défenseur des terres musulmanes assaillies par les communistes en Afghanistan. En réalité, Washington et Riyad voulaient simplement faire tomber leur ennemi soviétique.
Le roi Khaled et Zbigniew Brzezinski, le conseiller aux Affaires étrangères du président Jimmy Carter, passèrent un accord : pour chaque dollar que les Etats-Unis mettraient dans la guerre en Afghanistan, l’Arabie saoudite en ferait autant. Au final, l’addition s’éleva à plusieurs milliards de dollars de part et d’autre ! L’économie saoudienne devint très endettée et, pour surmonter ces problèmes de liquidité, le royaume augmenta considérablement sa production de pétrole. Du coup, le prix du baril chuta de trente à huit dollars, causant la perte de l’OPEP. En effet, l’organisation ne pouvait plus utiliser l’or noir comme arme politique pour faire entendre ses revendications. Et une fracture importante se créa entre les petits producteurs et les riches pays du Golfe. Ceci atteignait un objectif qui avait été défini dès 1973 par Henry Kissinger.
Quel a été le rôle concret de l’Arabie saoudite dans la guerre d’Afghanistan ?
Les services secrets saoudiens ont recruté des combattants pour y lutter contre les Soviétiques au nom de l’islam. Beaucoup de ces combattants venaient des minorités musulmanes d’Europe.

Comment avaient-ils été contactés ?
L’Arabie saoudite avait un contact privilégié avec ces minorités à travers les nombreuses mosquées qu’elle avait financées en Europe. Cette implantation a commencé dans les années 60 avec la création de la Ligue islamique mondiale. Selon un journal saoudien, le royaume aurait dépensé 45 milliards de dollars pour financer la construction de mosquées en Europe. A Bruxelles, par exemple, le roi Fayçal a entièrement pris en charge les travaux de réaménagement de la Grande Mosquée que le roi Baudouin lui avait cédée. L’Arabie saoudite serait ainsi intervenue dans le financement d’environ 1.500 mosquées et 2.000 centres islamiques. Dans les années 80, elle disposait déjà d’un réseau très important lorsqu’il a fallu recruter des combattants pour l’Afghanistan.
Finalement, pour contrer l’influence iranienne, rétablir son image ternie par la prise d’otages de La Mecque et mobiliser des combattants pour l’Afghanistan, le roi Khaled fit appel aux puissances religieuses les plus obscures du royaume. Pourtant son père, le fondateur Ibn Saoud, après s’être associé avec les wahhabites pour conquérir les terres de la péninsule arabique, avait tenté de contenir l’influence de ces alliés extrémistes. Le roi Fayçal, développant l’islam comme arme politique, avait lui aussi essayé de tempérer les aspirations extrêmes des fondamentalistes. Par contre, le roi Khaled, avec le soutien des Etats-Unis, libéra des forces religieuses ultra conservatrices qui allaient se retourner contre eux.
C’est dans le recrutement de combattants pour l’Afghanistan qu’intervient Ben Laden…
Tout à fait. Oussama Ben Laden a mobilisé des moujahidines, des combattants de l’islam, et a lui-même rejoint l’Afghanistan au sein du Ittehad-i-Islami, un groupe fondamentaliste créé par le seigneur de guerre afghan Abdul Rasul Sayyaf.
Finalement, les Etats-Unis et l’Arabie saoudite réussirent leur coup : après dix années de combat, l’Union soviétique finit par se retirer d’Afghanistan, abandonnant le pays au chaos des rivalités qui opposaient les seigneurs de guerre locaux. L’URSS, minée par des problèmes internes et le fiasco afghan, s’effondra deux années plus tard, en 1991.
Ben Laden a donc servi les intérêts des Etats-Unis en Afghanistan. Pourtant, dix ans plus tard, il lançait l’attaque du 11 septembre. Pourquoi ?
Ben Laden n’est pas intervenu en Afghanistan pour faire plaisir à Washington, mais pour défendre un pays musulman attaqué par une puissance étrangère. Mais c’est une conséquence inattendue de l’Histoire : les personnes que Washington et Riyad ont financées et armées pour combattre les Soviétiques en Afghanistan allaient se retourner contre eux par la suite.
Lorsque Ben Laden rentra d’Afghanistan, l’Arabie saoudite était menacée par l’invasion du Koweït menée par Saddam. Ben Laden proposa à la famille royale de lever une armée, mais les Saoud le remballèrent et firent appel aux soldats étasuniens. Comme je l’ai dit, le stationnement de troupes US sur les terres du royaume souleva de vives protestations, y compris chez Ben Laden. Ce dernier était furieux : il exigea le retrait des troupes étrangères d’Arabie saoudite, ainsi que la fin des sanctions qui frappaient l’Irak. Ben Laden estimait que ces sanctions étaient illégales et que les Arabes devaient s’unir pour stopper ce massacre. Les Etats-Unis lui apparaissaient maintenant comme le principal ennemi du monde arabe. Et c’est Washington qui soutenait cette dynastie saoudienne avec laquelle il était opposé.
Quelle était la contradiction entre Ben Laden et le régime saoudien ?
Après le choc pétrolier de 1973 et l’afflux d’argent vers l’Arabie saoudite, le royaume a commencé à se moderniser, le niveau d’éducation a augmenté, mais le régime féodal et arriéré n’a pas bougé. Cette situation a créé des tensions au sein de la société, ainsi que dans la bourgeoisie saoudienne. Il y a l’élite au pouvoir dont le destin est intimement lié à celui de Washington. Mais, il y a une frange de la bourgeoisie qui voudrait développer une plus grande indépendance nationale. Un conflit est né de cette division. Le mécontentement grandissait et touchait de nombreux segments de la société, y compris dans l’armée et les forces de sécurité. Finalement, de nombreux opposants ont été emprisonnés, mais un mouvement est né de ce conflit, réclamant une Constitution pour le royaume.
Ben Laden est issu de cette bourgeoisie nationale qui réclame un changement. Il a utilisé la religion, car c’est le seul langage qui pouvait trouver écho en Arabie saoudite. Au départ, Al-Qaïda n’a pas été créée pour terroriser les gens, mais pour viser un changement social.
En tuant des innocents dans des attentats ?
Je ne cautionne évidemment pas les actions d’Al-Qaïda, mais pour bien comprendre ce phénomène, nous devons aborder les questions de fond, sans tabous. Il faut distinguer le révolutionnaire du bandit. Le premier mène des actions avec pour objectif de créer un changement. Le deuxième peut disposer d’une organisation et de leaders charismatiques, mais ses actions reposent sur le pillage et l’enrichissement personnel.
Ben Laden, même s’il a employé des méthodes de bandits, n’est pas un mafioso ou un yakuza. Il est issu d’une famille extrêmement riche. Pourquoi a-t-il tout plaqué pour vivre planqué dans des cavernes à Tora Bora ?
Ben Laden est toujours présenté comme un fanatique religieux qui mène une guerre sainte contre l’Occident…
Qui interdit aux femmes saoudiennes de conduire une voiture ? Qui ne veut pas d’une Constitution en Arabie saoudite ? C’est le régime en place et les wahhabites. Et ils sont soutenus par les Etats-Unis ! Oussama Ben Laden est opposé à la monarchie saoudienne. Dans ses discours d’ailleurs, il ne parle jamais de l’Arabie saoudite, mais de l’Arabie. Et il utilise la religion pour confronter le régime. Il demande, par exemple, au nom de quelle interprétation de l’islam les femmes n’auraient pas le droit de conduire une voiture, alors que selon lui, elles pourraient même piloter des avions. Ou bien encore, pourquoi le pays n’a pas de Constitution alors que le prophète Mahomed en a établi une, à Médine, définissant des droits égaux pour les musulmans, les chrétiens et les juifs ?
Présenter Oussama Ben Laden comme un terroriste aveuglé par son fanatisme permet d’éviter les questions qui fâchent. Mais cette interprétation est très loin de la réalité.
Comment qualifier l’action de Ben Laden alors ?
Michael Scheuer a travaillé à la CIA où il était en charge du dossier Ben Laden. En 2003, il a démissionné, car il était en désaccord avec la politique menée par l’administration Bush pour lutter contre Al-Qaïda. Il a depuis publié deux livres dans lesquels il a notamment analysé les discours de Ben Laden. C’est une étude très précieuse qui condamne l’analyse « myope » visant à faire de l’ennemi public n°1, un simple fanatique religieux.
Scheuer explique qu’Al-Qaïda n’a pas attaqué les Etats-Unis parce que les valeurs de l’Occident représentaient une menace pour l’islam. Ben Laden ne reconnait pas la monarchie saoudienne et a d’abord commis des attentats en Arabie saoudite. Il a ensuite jugé qu’il devait s’en prendre directement au principal soutien de la dynastie royale qui empêche toute réforme : les Etats-Unis. C’est Washington qui soutient les régimes corrompus du monde arabe, a imposé des sanctions à l’Irak et a mené des guerres pour contrôler le Moyen-Orient. Chercher à comprendre le combat mené par Al-Qaïda nous renvoie inévitablement à la politique menée par les Etats Unis dans la région.
C’est pourquoi on préfère présenter Ben Laden comme un fou. Mais ça n’explique pas pourquoi il est vu par beaucoup de musulmans dans le monde comme un héros ou pourquoi il a le soutien de nombreux Saoudiens. Scheuer explique donc que Ben Laden mène un jihad défensif contre la politique dévastatrice des Etats-Unis dans le monde musulman. Et ce n’est pas un fanatique religieux qui le dit. C’est un occidental, ancien membre de la CIA, et qui est l’une des personnes qui connaît le mieux Ben Laden.
Aujourd’hui, l’Union soviétique n’est plus. Et du pétrole, il y en a un peu partout dans le monde. En quoi l’Arabie saoudite est-elle encore un pays stratégique pour les Etats-Unis ?
L’Arabie saoudite dispose tout de même de 25% des réserves de pétrole. De plus, elle s’est imposée comme la gardienne du Golfe. Dans les années 80 en effet, pour lutter contre l’influence de l’Iran, le roi Khaled a lancé, avec l’appui des Etats-Unis, le Conseil de Coopération du Golfe. Cette institution, largement contrôlée par Riyad, comprend le sultanat d’Oman, le Koweït, Bahreïn, le Qatar et les Emirats arabes unis. De manière directe ou indirecte, l’Arabie saoudite veille donc sur 45% des réserves de pétrole du monde.
Le régime féodal n’est plus menacé par le communisme ou l’Union soviétique, mais bien par les contradictions internes de la société saoudienne. Or, pour les Etats-Unis, n’importe quelle réforme du régime affaiblirait les intérêts de l’impérialisme dans la région. Seul un régime répressif, corrompu et autoritaire comme celui des Saoud peut préserver les intérêts US.
Pourquoi ?
Parce qu’un pouvoir plus démocratique représenterait mieux les aspirations du peuple. Or, celui-ci ne tient pas forcément à brader les richesses du pays pour défendre la politique des Etats-Unis et assurer un train de vie faramineux à la dynastie royale.
Les Saoud ont rencontré leurs premiers problèmes dans les années 60, lorsque la classe ouvrière qui s’était composée dans le royaume avec l’exploitation du pétrole lança une vague de grèves pour réclamer de meilleures conditions de travail. Le régime a réagi de manière radicale en supprimant tout bonnement la classe ouvrière saoudienne et en la remplaçant par l’importation massive de travailleurs immigrés. Il est difficile d’avoir des statistiques précises sur la population, car le gouvernement joue beaucoup sur les chiffres. Mais le royaume compterait environ sept millions de travailleurs immigrés qui représenteraient 70% de la population active. Quatre millions sont des ouvriers originaires du tiers monde, mais pas d’Arabes pour éviter d’alimenter les aspirations progressistes du nationalisme panarabe. Ces ouvriers travaillent dans des conditions proches de l’esclavage et subissent d’importantes discriminations. D’après un rapport d’Human Rights Watch, les domestiques sont considérées comme la propriété de leur employeur. Certaines travaillent plus de douze heures par jour, dorment à même le sol de la cuisine ou de la salle de bain, n’ont pas le droit de sortir. D’autres sont abusées sexuellement. Et dans les rares cas où une plainte est déposée, la police tend à se ranger du côté du bourreau saoudien.
Il n’y a pas de cadre légal pour protéger ces travailleurs ?
En théorie, il y a quelques mesures. En pratique, c’est différent. Il faut que le travailleur sache déjà où il peut s’adresser, qu’il ose porter plainte contre son employeur au risque de se faire réprimander davantage et enfin, qu’il franchisse l’obstacle de la langue. La plupart de ces travailleurs ne savent pas se faire comprendre de la justice. Human Rights Watch conclut qu’il est préférable à ces immigrés d’éviter le système judiciaire saoudien. Souvent, on leur arrache des aveux sous la torture et les consulats ne sont même pas informés de la détention de leur ressortissant, ce qui est contraire à la loi internationale. En 2001 et 2002, les travailleurs immigrés constituaient 40% des condamnés à la décapitation. D’après divers témoignages, il apparaît que la grande majorité de ces condamnés n’ont compris ce qui leur arrivait qu’au moment de leur exécution. Il n’y avait pas eu d’assistance consulaire et les quelques privilégiés qui auraient pu entrer en contact avec un avocat étaient bloqués par la langue.
A côté de ça, vous trouvez des Occidentaux entassés dans des ghettos de luxe et qui gagnent un salaire beaucoup plus important que celui qu’ils pourraient percevoir dans leur pays d’origine. Les épouses de ces travailleurs perçoivent une allocation de revenus sans travailler. Chaque ménage reçoit six billets d’avion par an pour pouvoir retourner dans son pays d’origine à l’occasion des fêtes de fin d’année. Et les enfants reçoivent des bourses d’études !
Comment expliquer une telle différence entre les travailleurs du tiers monde et les Occidentaux ?
Le royaume a besoin d’attirer des travailleurs qualifiés de l’étranger. Le gouvernement préfère cette option à celle de former lui-même le personnel nécessaire, car il ne veut pas voir apparaître une classe dirigeante arabe.
Pensez-vous que, sous l’effet des révolutions tunisienne et égyptienne, ces contradictions sociales pourraient déboucher sur des changements en Arabie saoudite ? Bien que les manifestations soient formellement interdites dans le royaume, quelques centaines de citoyens sont descendus dans la rue début 2011. C’est assez exceptionnel…
Les révoltes populaires en Tunisie, en Egypte et au Yémen, ont particulièrement interpellé les dirigeants saoudiens. Avec l’aide des puissances impérialistes, les monarchies arriérées du Golfe tentent de faire leur propre révolution. D’une part, en tentant de contrôler le cours des événements en Tunisie et en Egypte. D’autre part, en provoquant des soulèvements populaires dans des pays comme la Syrie et la Libye. La chaîne de télévision Al Jazeera est d’ailleurs devenue un outil de propagande pour rencontrer ces objectifs. Par exemple, elle a diffusé des fausses images de répression en Syrie et n’a pratiquement pas parlé d’une énorme manifestation qui se tenait au Yémen au même moment.
Il y a bien sûr des problèmes réels en Syrie, mais les tensions sont exacerbées par l’Arabie saoudite qui soutient les fondamentalistes sunnites du pays. Les Saoud et leurs alliés impérialistes espèrent ainsi affaiblir le Liban et l’Iran. Ces pays du Golfe essaient donc de profiter des révoltes arabes pour modifier les rapports de force en leur faveur.
Et l’Arabie saoudite est hors de danger ? Des conditions sociales épouvantables ont poussé les Egyptiens et les Tunisiens dans la rue. Par contre, les Saoud peuvent compter sur les richesses pétrolières pour calmer la population. De plus, la véritable misère est surtout endurée par des travailleurs immigrés qui ne sont pas arabes…
Vous savez, il y a en Arabie saoudite une révolte qui dure depuis des dizaines d’années et dont les médias ne parlent pas. En effet, une part importante de la bourgeoisie nationale s’oppose au monopole politique exercé par la famille royale. Il y a eu de nombreux incidents, des arrestations, des exécutions, des exils… Parmi cette bourgeoisie, certains voudraient au mieux instaurer une monarchie constitutionnelle, mais d’autres souhaitent aller plus loin en renversant la dynastie.
Vous avez raison de signaler que la famille royale peut en effet se permettre de financer des programmes sociaux qui calmeront un temps les citoyens. Mais le niveau de conscience politique ne cesse de grimper et on ne peut pas arrêter cela à coup de pétrodollars. Beaucoup se rendent compte que leur régime est totalement arriéré.
Si une révolte éclatait, l’armée pourrait-elle jouer un rôle important comme en Egypte ?
C’est totalement différent. En Arabie saoudite, il n’y a pas d’armée nationale. Vous avez juste une milice suréquipée qui obéit aux ordres des princes. C’est une armée féodale avec une machinerie moderne, mais pas très efficace comme on a pu le voir lorsque Saddam a envahi le Koweït.
Normalement, une armée nationale intègre tous les segments de la société et constitue souvent l’embryon de la nation. Mais les dirigeants saoudiens n’ont jamais voulu de cela. En Irak, en Syrie, en Egypte, en Libye, les monarques arabes ont été renversés par des membres de l’armée. Les Saoud ont toujours redouté qu’il leur arrive la même chose. Ils savent qu’une armée nationale ne pourrait adhérer à l’idéologie arriérée de la famille royale et risquerait de la renverser.
Le pays n’est pas très bien protégé alors ?
La chose qui compte le plus pour la famille royale, c’est de maintenir le régime en place. Elle ne veut donc pas d’une armée nationale classique. Mais en cas de problème de sécurité, les Saoud peuvent toujours compter sur le soutien des Etats-Unis. Si des troubles importants devaient éclater dans le royaume, je ne serais pas surpris de voir débarquer des soldats US.
L’Arabie saoudite dispose d’importantes richesses et d’une position stratégique. Les dirigeants saoudiens ne pourraient-ils pas changer de politique pour tenter de construire une puissance indépendante ?
Le destin de la famille royale est trop lié à celui des puissances impérialistes. D’une part, le régime arriéré ne peut se maintenir que grâce à la protection des Etats-Unis. D’autre part, l’Arabie saoudite apporte tellement d’avantages à l’impérialisme occidental que celui-ci ne peut se permettre de perdre ce pilier essentiel.
En effet, depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui, l’armée étasunienne a toujours pu compter sur un pétrole saoudien pratiquement gratuit pour mener ses campagnes. C’est un appui énorme compte tenu de l’incroyable appareil militaire étasunien. Des machines, des tanks, des avions, des bateaux sont ravitaillés gracieusement par les Saoud. De plus, lorsque les économies occidentales sont grippées, les impérialistes peuvent compter sur la dynastie saoudienne pour acheter d’importantes quantités d’armes aux marchands anglo- saxons. Les pétrodollars des riches pays du Golfe alimentent ainsi généreusement l’activité du complexe militaro-industriel qui occupe une place essentielle dans les économies occidentales. C’est d’autant plus généreux que les armes achetées ne servent pratiquement pas !
Les pétrodollars du Golfe ont une autre fonction fort lucrative pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne : ils sont réinvestis dans les institutions financières anglo-saxonnes et permettent à Londres et New York de jouer un rôle majeur dans ce domaine.
Un changement de régime en Arabie saoudite aurait donc des conséquences importantes sur les Etats-Unis…
Si la famille royale devait être renversée, une crise très importante éclaterait aux Etats-Unis. La capacité militaire de ce pays serait très affaiblie sans le pétrole saoudien. Un changement de régime en Arabie saoudite aurait aussi des répercussions dans tout le Golfe et pourrait signifier la fin de la vente du pétrole en dollars.
Jusqu’à aujourd’hui, les pays producteurs, excepté l’Iran, vendaient leur or noir en billets verts. Ils se trouvaient ainsi en possession d’importantes quantités de dollars à réinvestir dans l’économie US. Si demain, ce pétrole est vendu dans un panier de devises incluant des euros, des yuans ou des yens, la perte sera énorme pour les Etats-Unis. Cela signera la fin de l’impérialisme US. D’ailleurs, cette idée de panier de devises est à l’étude au sein de l’OPEP, mais le pays qui s’oppose le plus à ce projet est l’Arabie saoudite. En définitive, un éveil démocratique en Arabie saoudite et dans le Golfe serait dangereux aussi bien pour le clan Saoud que pour Washington. Le régime arriéré des premiers est un pilier essentiel de l’impérialisme US. Et le soutien du second garantit le maintien au pouvoir de la famille royale. Des bouleversements dans cet équilibre stratégique auraient des conséquences à l’échelle mondiale.
Mohamed Hassan est un spécialiste de la géopolitique et du monde arabe. Né à Addis Abeba (Ethiopie), il a participé aux mouvements d’étudiants dans la cadre de la révolution socialiste de 1974 dans son pays. Il a étudié les sciences politiques en Egypte avant de se spécialiser dans l’administration publique à Bruxelles. Diplomate pour son pays d’origine dans les années 90, il a travaillé à Washington, Pékin et Bruxelles. Co-auteur de L’Irak sous l’occupation (EPO, 2003), il a aussi participé à des ouvrages sur le nationalisme arabe et les mouvements islamiques, et sur le nationalisme flamand. C’est un des meilleurs connaisseurs contemporains du monde arabe et musulman.


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